Thursday 5 February 2009

LE ROMAN DE L’OEIL DE JABBOUR DOUEIHI





















Jabbour Douaihy: Rose Fountain Motel, roman traduit de l’arabe (Liban) par Emmanuel Varlet, Actes Sud, 2009, 318pp.

Dans le titre astucieux qu’il donne à la traduction fidèle et vivante du roman de Jabbour Douaihy Ayn Wardeh, Emmanuel Varlet occulte la signification originaire du mot ayn, œil avant d’être fontaine. La rose, Wardeh, Rilke la devinait « le sommeil de personne sous tant de paupières » ; ici, son oeil aiguillonne tellement notre auteur au point de devenir, d’un bout à l’autre du roman, l’instrument d’un crime que raconter seul peut arrêter sinon satisfaire. Voir est le mobile et voir est la faute et les emboîtages du récit ne sont que les constructions, ou les compromis, évidents d’un défi, de la ruse et de l’interdit.

Rose Fountain Motel est le roman de l’œil et il nous est dit à la première page, et rappelé à la dernière, que Mar Nohra, le patron du petit bourg de Ayn Wardeh, où s’élève la maison et se déroulent les faits, est le « saint protecteur de la vue et guérisseur de la cataracte, ainsi que la conjonctivite printanière ». Vénérable rural à la spécialisation plus pointue que le plus aigu des ophtalmologues, il ouvre et ferme une œuvre cousue de fil(ms) blanc(s) et noirs et Technicolor : des Ambersons qui ne furent peut être pas si magnifiques, à This property is condemned de Pollack où l’on voit des fillettes rôder autour d’un chemin de fer abandonné, aux comédies italiennes des années 1970 où on riait noir des affreux, sales et méchants et autres monstres de tous les milieux sociaux, sans oublier le « No Trespassing » de Citizen Kane et Puzzle of a downfall child rendu dans « les montagnes de Beyrouth » par « Propriété privée » et « Voie sans issue » et qui ne sert que d’invite. La dimension cinématographique de l’œuvre ne s’arrête pas aux films dont elle s’est nourrie et qu’elle intègre sans les nommer dans un luxe inouï. Elle se laisse voir aux procédés utilisés, tels le flashback, et à ces chapitres construits comme des séquences prêtes à être saisies par la caméra ou écrites par elle: l’entrevue de la mère et du fils (XVI), la tentative de viol burlesque « dans la fange jonchant le sol du salon » (XIX), le récital de poésie sur la colline avec pour fond sonore les bombardements (XXI),…

Mais que l’on ne s’y trompe pas : si la vision est le tissu même d’un roman qui veut toucher des yeux les moindres recoins la vie sociale libanaise, elle n’en souffre pas moins d’être un acte de transgression dont le ou les protagonistes ont toujours à répondre et qui se heurte indubitablement à des limites. Les premières pages résument bien l’itinéraire royal: un passant se mue en voyeur « dévoré par la curiosité » et se transforme en questionneur, puis en arpenteur, pour violer un domicile et découvrir que la demeure est déjà souillée par des promeneurs après avoir été dévastée par ses gardiens et désolée par ses propriétaires. Le processus est infini et le retour aux sources barré, vu qu’il est difficile ou insupportable de voir, ou qu’il n’y a rien à voir. Souvent on scrute un personnage qui ne fait que vous inspecter et les regards de tous les environs sont tournés vers un « gardien de phare ». Presque toujours la composition est en abyme: Que raconte « l’idiot » des Baz par sa gestuelle? Ce qu’il a vu : des enfants regarder. Que voyaient-ils ? Leurs parents faire l’amour… sans quitter leurs vêtements. Ainsi voit-on voir ceux qui, en définitive, ne voient rien. Une scène capitale du livre (XXIV) est bâtie sur le même schème. Le tabou de voir naît de la démesure même de regarder : les taches blanchâtres qui apparaissent et se multiplient sur Réda al-Baz mettent à nu sa peau mais le spectacle est désormais d’une telle obscénité qu’il conduit le héros du roman à la réclusion.

Le tropisme de la vue, et sa borne, forment un couple antagoniste pris lui-même dans d’autres liaisons qui le complètent et le contredisent. Mentionnons en deux pour ne pas aborder la question épineuse des relations homo et hétérosexuelles: l’écoute et la lecture. A Ayn Wardeh, « on entendit la guerre plus qu’on ne la vit. » Mais la tante Nohad éteignit la radio et la jeta parce que d’elle vint le premier signe de la perte du conflit par le camp chrétien, et le frère Jojo identifiait avec assurance « chaque projectile et chaque source de tir ». On assiste même directement, grâce à une fréquence radio, à une mort poignante par bombardement : « - Mounir, garde les yeux ouverts…Tu m’entends, Mounir ? » (XVIII) La cassure voir/écouter est même au centre du personnage si important de la jeune arabe : « Une voix comme étrangère à cette svelte personne… » Quant à la lecture, quel rôle joue au juste l’œuvre de Proust dans la quête impossible du couple amoureux Réda-Nadia: Dérive, point de fuite, miroir, explication, sublimation… ?

Que raconte Rose Fountain Motel ? L’histoire d’une demeure où viennent se rencontrer un retour d’émigration fortuné du Brésil et une migration bédouine de l’intérieur syrien ? Nous voyons la maison, « une des plus grandes puissances d’intégration » selon Bachelard, éclater horizontalement (les membres de la famille y ont leurs repères et leurs contrées) et verticalement (entre la chambre du premier étage où se retranche Réda et la cave où se terrent les Mani’ ne reste qu’un espace d’immondices et le lien ténu d’une corde qui amène les repas) ; et l’on sait que si le régime de mainmorte familiale la précipite dans la ruine, il la préserve de la disparition. L’histoire d’une dynastie des batailles perdues qui ne vola pas bien haut, mais sauva quelques meubles, et d’une autre qui s’est imprégnée des mœurs de ses maîtres sans sortir de sa tanière? L’histoire tragique d’un amour intense où un Hamlet libanais communique à sa bien aimée la peur de la vie?

La force du roman de Jabbour Douaihy est de raconter densément selon des procédés axés ou désaxés, prévus et imprévisibles : Déroulement linéaire des chapitres et structures intriquées de l’œuvre ; parodie inventive qui n’épargne aucun milieu mais que la pudeur arrête devant les amants Réda et Nadia ; déclin répertorié de la dynastie et remontée subite de l’impuissance par le désir pour la jeune arabe. Enfin, quelle belle fin où la vue trouve dans l’invisible sa victoire ! Pour la connaître, il faut lire de bout en bout le livre.

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