Tuesday 11 August 2009

MANDELSTAM, POETE CONTRE STALINE, DICTATEUR


Robert Littell: L’hirondelle avant l’orage (The Stalin Epigram), éditions BakerStreet, 2009, 336pp.


Ossip Mandelstam: Le timbre égyptien (1928), traduit du russe par Georges Limbour et D. S. Mirsky, Le bruit du temps, 2009.



Pour un amateur de romans d’espionnage et un passionné de poésie, le nouveau livre de Robert Littell se présente comme une aubaine estivale. Le roman se passe certes dans les plus froids des climats, de Moscou à la Sibérie, et met en scène l’une des plus infernales périodes de l’histoire, les années de la grande Terreur dans l’Union soviétique (1934-1939), il n’en reste pas moins que l’auteur sait maîtriser les lois d’un genre qu’il subvertit et élève ici par l’intensité des vers mentionnés et leur son espoir contre tout espoir, par le destin tragique d’un poète et son combat démuni contre un des despotes les plus puissants, les plus sanguinaires et les plus fantasques de l’histoire. Un humour clairsemé, une implication personnelle dans le récit et une érudition sans faille sur une période qui, il est vrai, a déjà livré nombre de ses secrets, viennent à point nommé pour rendre supportables ce qu’ont d’atroces certains passages et quelques scènes.
D’un coté, il y a le camp du lyrisme, Ossip Mandelstam (1891-1938) victime principale et héros de l’ouvrage, mais aussi ses amis poètes Anna Akhmatova et Boris Pasternak. Bien que l’inimitié soit la règle dans ces milieux et que les plus grands y tombent, ceux-ci se montrent d’une fidélité indéfectible malgré leur peur, leur vulnérabilité objective et interne, leur lâcheté occasionnelle. Certains lecteurs font souvent preuve d’un grand courage en donnant protection et asile au créateur et à sa compagne lors des pires persécutions. Enfin, place à part dans les ménages à trois très fréquents dans les milieux intellectuels de l’époque , à Nadjeda, l’épouse à laquelle le sauvetage de l’œuvre donna la force de vivre et de survivre, tenant non seulement à la mémoriser mais à l’avoir « sur le bout de la langue ».
Face à ce semblant de vie et de liberté, un État totalitaire quadrillant tout par sa bureaucratie et ses services de renseignement et cherchant, au prix d’énormes massacres de citoyens et de paysans et d’une terreur multiforme et sans restriction, une soumission aveugle voire volontaire et réussissant le plus souvent à l’obtenir. A la tête de cet organisme monstrueux, l’impitoyable camarade Staline dit encore le Khoziayin, le chef de famille en géorgien.
Mais la clarté de la donne initiale ne simplifie pas les règles du jeu dans un roman où les narrateurs se relayent dans l’achèvement du récit. D’un côté, le poète est fasciné par le dictateur et par le devenir assassin de paysans d’un paysan. De l’autre, le despote entouré d’une cour d’écrivains et d’artistes chapeautée par Gorki et Cholokhov n’a que faire de ses adulateurs et estime que la poésie dépasse les autres arts : « à côté du poète, le meilleur romancier passe pour un morceau de fromage. » Œuvre d’un génie tel que Mandelstam, elle seule peut donner l’unique immortalité qui existe.
L’enclenchement du drame naît d’une discussion entre les trois poètes sur Hamlet que Pasternak est en passe de traduire. Le prince du Danemark feint la folie pour ne pas agir, et Mandelstam d’en tirer la conséquence : « Moi, je feins d’être sain d’esprit pour justifier mon incapacité à agir, dans la mesure où aucune personne saine d’esprit ne ferait ce que je dois faire. » Il compose donc et récite devant des unhappy few, désormais coupables d’en avoir pris connaissance, « l’épigramme contre Staline », un écrit polémique bien plus qu’un poème authentique. Le voici qui franchit le seuil de l’enfer dantesque et est interrogé par des tchékistes dont la mesure du temps est le nombre de confessions qu’ils ont pu extorquer à leurs victimes (et qui ne tarderont pas à les rejoindre au goulag).
De ses peurs et souffrances en prison, Mandelstam ramène le souvenir, réel ou imaginaire, d’un entretien avec « le montagnard du Kremlin » où celui-ci non seulement révèle ses secrets, mais évoque ce qu’ont de commun les deux hommes : leurs pères étaient dans le commerce du cuir, ils ont même prénom et même prénom de femme indiquant l’espérance, un intérêt partagé pour la poésie…Suite à ce premier emprisonnement, on colle au poète un « moins douze », c'est-à-dire l’éloignement des 12 plus importantes villes d’URSS et il est isolé et préservé à Voronej où le suit sa femme et où il continuera son œuvre et ramènera une « Ode à Staline » dont celui-ci dans un autre entretien aussi incertain que le premier fera une analyse décapante. Le désir de Staline était impossible : il voulait un poème de quelqu’un qui refuse d’en écrire.
A l’idée de Pasternak que le poète, mort ou vivant, triomphe du politique, Staline réplique : « L’habitant des nuages peut aller se faire foutre ! » Dans ce roman même où toute la sympathie de Littell va à Mandelstam, on peut dire que Staline gagne parce qu’il est seul à recevoir un éclairage que l’œuvre, et non la vie, du poète détient et donne. Témoin cette phrase tirée d’un écrit en prose non conventionnel de notre Ossip: « Il est terrible de penser que notre vie est un roman, sans intrigue et sans héros, fait de vide et de verre, du chaud balbutiement des seules digressions et du délire de l’influenza pétersbourgeoise. »