Wednesday 31 March 2010

Le roman de la fidélité arabe et des fictions borgésiennes


Alberto Mussa : L'Énigme de Qaf (O ENIGMA DE QAF). Traduit du portugais (Brésil) par Vincent Gorse, Anacharsis, 2010, 224 p.


On sort de L’énigme de Qaf de l’écrivain brésilien d’origine libanaise Alberto Mussa comme des tourbillons d’une tempête de sable dans le plus terrible des déserts d’Arabie, heureux de se retrouver indemnes, encore imprégnés des émotions les plus fortes, fascinés et perplexes face à l’ampleur de ce qu’on a vu, fantasmé ou manqué. Car la matière de ce roman présumé ne cesse de déborder son cadre : tout en multipliant les clins d’œil et les réflexions sur sa virtuosité, le texte propose des itinéraires pour sa traversée. Livre en quête de la huitième mouallaqa par la mise en honneur des poètes de l’Anté-Islam, période qu’il nomme selon la plus littérale, mais aussi la plus paradoxale, des traductions, « l’âge de l’ignorance », l’ouvrage se métamorphose en conte digne des Mille et une nuits, puis en récit d’une investigation plus vaste, historique, mathématique, astronomique, interstellaire, aux confins de l’espace et du temps, esthétique : « La littérature arabe (et en particulier le conte arabe) est fondamentalement géométrique. Davantage que raconter une histoire, les premiers conteurs du désert prétendaient dessiner une figure. Ce n’est pas sans raison que chez les Arabes, la calligraphie est pratiquement l’unique art figuratif. » Mais qu’on ne s’y trompe pas, ni les personnages, ni les procédés, ni les affirmations, ni les dénégations ne sortent intacts du périple, chacun d’eux étant détourné, subverti, parodié…par un auteur latino-américain qui a assimilé les leçons de Borges pour mieux orienter son imagination et son érudition et pour essayer de les maîtriser.
L’énigme de Qaf narre l’histoire d’un poème écrit à l’âge d’or des poètes du désert, quand la poésie parvint à «des hauteurs jamais atteintes dans aucune langue, en aucun siècle ». Comme les sept autres connus, celui-ci dont la rime serait la lettre Qaf, aurait été suspendu à la pierre noire de La Mecque pour « s’éterniser » dans la mémoire des bédouins. Authentique ou apocryphe, lacunaire ou intégral, énigmatique et fascinant, déduit d’indices sur matériaux divers mais s’écrivant au fil du présent récit, il serait l’œuvre du poète al-Ghatash des Labwa à la poursuite de Layla, jeune fille entrevue d’une autre tribu, les Ghurab, et sœur de sa femme répudiée Sabah. Que d’embuches et d’épreuves à travers les dunes, les légendes, les signes et les civilisations pour parvenir (ou ne pas parvenir) à la bien aimée !
La construction du roman est conçue pour préserver sa lisibilité et contenir sa fécondité. L’intrigue principale se déroule en 28 chapitres, au nombre justifié des lettres de l’alphabet arabe et les ayant pour titres et pour fils conducteurs. Entre eux s’insèrent des détours et des paramètres qui sauvegardent la fluidité du récit, en étendent le propos à des dimensions hautement culturelles et cosmiques, le mettent en abyme. Les premiers consistent en reconstructions où se rejoignent l’histoire et la fantaisie (Le premier arabe, la digue de Marib, la femme qui divisait par zéro…) Les seconds sont consacrés aux grands poètes de la Jahiliyya.
Ces derniers donnent corps à al-Ghatash puisqu’il ne se conçoit que dans sa relation à leurs personnages et œuvres : différent d’Imru al-Qays par l’ascendance et les amours, très proche de Antara malgré une différence notable (‘Al-Ghatash avait une passion pour les juments ; Antara n’aima jamais qu’un seul cheval’), d’une ressemblance ‘surtout formelle’ avec Tarafa…Mais l’auteur de la Qafiya al Qaf n’est pas le seul narrateur puisque se manifeste un « Monsieur Moussa » universitaire, homonyme de l’auteur qui écoutait son grand-père Nagib lui réciter des vers de cette huitième ode qu’il cherche à reconstruire. De même, l’intrigue ne reste pas celle d’un amour mais devient une quête gnostique : Qaf est le nom d’une montagne, puis d’une constellation céleste…
Tout donc se meut dans cette œuvre dont on peut dire, à la fois, qu’elle est œuvre de fidélité et de fictions.
De fidélité d’abord. Celle de l’auteur, né en 1961 à Rio de Janeiro et traducteur en portugais de poèmes anté-islamiques (2006), au pays ancestral ; à un grand-père nostalgique; à l’œuvre d’un poète libanais émigré au Brésil et cité comme source, Chafic Maluf (1905-1977), « la plus grande autorité moderne » sur la mythologie arabe (la longue préface de ‘Abqar (1936, puis 1949) et le recueil lui-même méritaient bien cette résurrection) ; à la langue, à la civilisation et à la poésie arabes perdues de vue depuis la montée des intégrismes religieux et évoquées ici dans leur être premier et sans occulter les ombres de la scène: « La plus longue guerre de l’histoire universelle dura exactement quatre cents ans. Naturellement ce fut une guerre entre Arabes… »
Quant aux fictions, elles ne cessent de s’intégrer dans cette fidélité, de l’enrichir d’inventions et de miroirs critiques, de multiplier ses voluptés. Comment le poème énigmatique peut-il être le huitième alors que l’auteur, non seulement fait sienne la liste longue des dix odes (intégrant celles de Nabigha, Abid et Al-Asha), mais évoque aussi Shânfara et Urwa ? Les poètes traduits sans littéralité (on regrette de les lire ici par le biais d’une seconde traduction) et dépeints librement sont-ils eux-mêmes ou d’autres ? Quant aux mythèmes des divers récits anciens, ils sont constamment déplacés par une inventivité débordante à tel point qu’il nous semble assister parfois à un Lévi-Strauss placé de l’autre coté de la grille, celle de la production imaginaire. Au bout de la fable, comme en ses sinuosités, le principe d’identité (Sabah et Layla seraient ‘la même et unique femme’) et la distinction du vrai et du faux volent en éclats : « Et que l’on ne m’accuse pas d’avoir été faux : être faux est dans l’essence même des choses. »

De la traduction comme l’un des beaux- arts au Liban et ailleurs

Qu’est-ce pour un poète que traduire un autre poète ? La question vaut certainement pour les autres créateurs, le dramaturge, le romancier…mais prend pour le premier son allure la plus pure, la plus intense. Nous laissons évidemment de coté les raisons externes, les commandes et le besoin matériel, l’amitié personnelle, la volonté de prestige, la dette de reconnaissance… des motifs qui sont souvent déterminants. Nous nous demandons simplement pourquoi tant de poètes, et parfois des plus grands, se sont attelé librement, et depuis presque toujours, à transmettre la parole poétique de tant d’autres, s’obligeant à l’écouter dans les moindres de ses arcanes, faisant l’effort peut-être illusoire de la reproduire ou de la recréer ?
Pourquoi Chateaubriand, dont l’orgueil ne passait pas inaperçu, a-t-il traduit le Paradise lost de Milton et Nerval le Faust de Goethe ? Les affinités religieuses ou romantiques, la reconnaissance indirecte d’une tutelle donnent-elles seules les clefs ? Pourquoi Baudelaire a-t-il voulu donner une version française des Histoires extraordinaires et des poèmes d’Edgar Allan Poe et qu’est-ce qui a poussé Mallarmé à donner une autre version des derniers, conduisant certains critiques à distinguer deux poètes, l’un américain du nom de Poe et l’autre français du nom de Poë ? Peut-on comprendre l’insistance de tant d’auteurs de recueils, et de toutes les contrées et langues, à reproduire un ou plusieurs ou tous les Sonnets de Shakespeare et nombre de ses drames pour leurs lecteurs? Les versions allemandes qu’a données Rilke de poèmes écrits en français, anglais, italien, russe s’expliquent-elles par ces traits de son autoportrait ?
De l’humilité ici et là
Non pas celle d’un valet
Mais d’un servant et d’une dame.
Un poète décèle dans la poésie d’un créateur d’une autre langue, contemporain ou ancien, célèbre ou obscur, le même et l’autre de son message. La traduire vaut, pour lui, exercice et apprentissage, bref jeu et multiples épreuves de langue, de rythmes, de son, de perception de significations. En ce sens, le passeur fait acte de munificence et d’hospitalité : il accueille puis mène le combat de son hôte à ses risques et périls.
Le lettré libanais, au carrefour de langues et de cultures, de modernité et de traditions, est naturellement un passeur. Naguère René Habachi (années 1950-1960) a vu dans la traduction sa principale vocation, ce dont prirent ombrage certains pour (ré)affirmer la libre création de nos compatriotes dans les diverses langues. Reste que la traduction en son aspect créatif, et sans conduire à isoler les Libanais d’autres intellectuels arabes qui ont peu ou prou fréquenté la place de Beyrouth (désormais jumelée sur ce point avec Paris après l’avoir été avec Le Caire), est un signe des plus nobles.
Après une période de naql wa ’iqtibâss, adaptation libre et sans rigueur allant jusqu’à gommer parfois le nom de l’auteur européen utilisé, et une autre de taklîf wa ’ibtidâ‘ qui, selon Elias Abou Chabaka dans Les liens de la pensée et de l’esprit entre Arabes et Francs (1943), cherchait à glisser « une pensée occidentale dans un moule arabe ou dans le meilleur des moules arabes », vint l’époque de la traduction. On ne peut ici que citer Suleyman Al Boustani (1856-1925) et sa version en vers des 24 chants et douze mille vers de l’Iliade d’Homère(1904). Le traducteur utilisa les divers mètres du vers arabe cherchant à doter les divers passages, épiques ou lyriques, du rythme classique le plus approprié, comme il l’explique dans sa longue préface, texte lui-même fondateur de la critique arabe moderne et appelé à attirer l’attention des lecteurs plus que l’épopée elle-même. Connaissant plus de dix langues et utilisant plusieurs versions multilingues, Boustani partit du grec ancien et donna une réplique fidèle et intégrale du texte initial de la culture occidentale. Le texte arabe ne manque pas de beautés et de passages intenses, mais exige un tel labeur dans sa lecture qu’il est difficile à suivre de manière continue.
Le grand poète Khalil Moutran (1872-1949) s’est essayé à donner en prose des versions arabes de quelques uns des plus célèbres drames de Shakespeare, mais ses traductions ne furent pas probantes et Le marchand de Venise donna lieu à une critique acerbe de Mikhaïl Neaymeh dans Al ghirbal (1923).
De poèmes français traduits dont on peut dire qu’ils ont laissé trace dans la mémoire collective libanaise, citons au moins deux en raison de leur prouesse, de leur musicalité voire de leur fidélité : « Le lac » de Lamartine mis en vers par le poète et médecin Nicolas Fayad (1873-1958), traducteur par ailleurs de Géraldy et Maeterlinck ; « A une femme » de Louis Bouilhet (1822-1869), ami de Flaubert, rendu en mètres arabes par Béchara el Khoury, Al Akhtal As Saghîr (1885 - 1968), et qui semble unir à merveille dans sa nouvelle version le son et le sens, la matérialité du verbe et sa portée.
Une place à part peut être faite dans cette évocation historique à deux auteurs, l’un imbu d’un souffle poétique ample, l’autre poète lui-même. Félix Farès(1882-1939) et Youssef Ghoussoub (1893-1972) ont eu en commun de présider des départements de traduction, le premier à Alexandrie (à partir de 1931), le second au haut commissariat français de Beyrouth (1924-1943), ce qui explique la haute tenue des textes arabes issus de l’autorité mandataire. Farès dut essentiellement à son verbe oral la forte impression qu’il laissa chez ses contemporains. Il n’en est pas moins l’auteur de deux traductions magistrales: Les confessions d’un enfant du siècle d’Alfred de Musset (Alexandrie, 1938) et Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche (Alexandrie, 1938 ; Beyrouth, 1948). Ce dernier texte a connu des tirages énormes et donné une vaste audience arabe au philosophe allemand. La traduction souffre certes de son absence de rigueur et est truffée de contresens (l’un des plus célèbres est la traduction du sous-titre : « un livre pour l’individu et la société » à la place d’ « un livre pour tous et pour personne »). Mais il faut dire à sa décharge qu’elle date du temps où les traductions littéraires de Nietzsche étaient courantes dans toutes les langues, et en sa faveur qu’aucune autre version en français ou en anglais n’est plus magique ou plus fluide.
Le poète de La cage déserte et de Le Buisson ardent, Ghoussoub a touché dans ses traductions à des genres bien différents de Le nœud des vipères de François Mauriac à l’Antigone de Jean Anouilh. Mais c’est surtout dans les textes à teneur poétique qu’il donne le meilleur de lui-même : L’annonce faite à Marie de Paul Claudel et Le petit prince d’Antoine de Saint-Exupéry. Ce dernier récit ayant connu plusieurs versions en arabe, celle de Ghoussoub est estimée la plus belle et la plus fidèle.
Avec la parution de la revue Shi‘r (1957), l’activité de traduction poétique prend une autre ampleur et bien des cloisons, sinon toutes, tombent. Dans le groupe qui anime le périodique, ses réunions et sa maison d’édition se retrouvent des arabes de divers pays, des Libanais, des Syriens, des Palestiniens, des Iraqiens…Les sources elles mêmes se diversifient et l’on voit Walt Whitman et T.S. Eliot côtoyer Saint-John Perse, René Char, Antonin Artaud, Rilke et Hölderlin…On peut dire que Beyrouth se met à l’heure de la poésie universelle et tente de jouer dans le monde un rôle pionnier. D’aucuns regretteront qu’à partir de cette date, la plupart des textes poétiques arabes porteront la marque du traduit et perdront tout rapport aux rythmes classiques. Mais telle n’est-elle pas la voie d’une modernité par essence momentanée et en quête? Quoi qu’il en soit, la tradition se perpétue aujourd’hui avec des traductions de poètes étrangers réalisées par des poètes libanais contemporains, trop nombreux pour être cités.
Reste à signaler un point : l’insistance des Libanais à traduire d’autres Libanais. Saïd Akl a donné dans la revue Al Machriq de belles versions de quelques poèmes de La montagne inspirée de Charles Corm, mais renonça (par déconsidération ?) de les réunir en volume. Adonis, Ounsi al Hage et bien d’autres ont traduit en arabe Georges Schehadé et Nadia Tuéni. Les dernières traductions d’Adonis en français portent la signature de Vénus Khoury Ghata et les versions arabes des poèmes de Salah Stétié ne se comptent plus. Enfin, où qu’on le trouve, le poète libanais est un passeur : Fouad El Etr a transmis de l’anglais en français Ode à un rossignol et autres poèmes de Keats et ces vers traduits font désormais l’objet d’un culte en raison du film le plus récent de Jane Campion, Bright Star, consacré à un amour du poète britannique.

Wednesday 3 March 2010

SCHEHADE-GEORGES CYR



Georges Schehadé par Georges Cyr
"Quand les yeux se perdent dans le sommeil
Comme au fond d'un puits les visages
Il vient un songe avec ses paysages"
Le nageur d'un seul amour, XVIII


Tirés de leur contexte, ces vers pourraient bien seoir à Georges croqué par Georges, deux itinéraires qui se sont croisés à Beyrouth à partir de 1934, réunis par l' amour partagé de Breton, de Max Jacob, d'Éluard, de la créativité et de la lumière. Cyr (1881-1963) quittait presque définitivement la Normandie pour Beyrouth où il pouvait, dans son atelier de Ayn al Mraissé ", tremper ses pinceaux dans la mer". Schehadé (1905-1989) partait pour les jardins sans pays de la poésie de France. Ils se retrouvèrent, avec leur commun ami Gabriel Bounoure, dans une modernité défiant le temps. Une modernité qui ne cesse de nous enchanter.