Wednesday 11 August 2010

LE LIVRE DE CHEVET

Le divan troué de la mémoire poétique

Mon livre de chevet n’est ni d’encre ni de papier, ou du moins ne l’est plus. Il est fait de plusieurs livres (s’il faut se résigner à appeler ainsi divans et recueils) et n’est d’aucun chevet. Tout entier dans la mémoire, il est parfois déchiré et boiteux, mais vit d’une vie ardente et indestructible. Une âme secrète, celle dont on n’est que pâle copie.
Les poètes arabes (des 13 grands de la Jahiliyya à quelque percée dans le Zajal ) y cohabitent avec les poètes français (de Villon à Prévert) et on y trouve même des bribes de poésies anglaises (le monologue de Hamlet) et allemandes (des vers de Rilke ou de Kleist).
Dans une salle d’attente, dans un avion, face à un interlocuteur ou à soi, pour se relever le moral, pour résumer une situation ou aider à la surmonter, le rythme est là et la musique, l’ivresse et la lucidité, le sacré et la profanation, la source pure et le « miroir » et le « gouffre »de la mer…
On admire un savoir faire dans un vers ou une strophe, un imaginaire qui a déconstruit et qui, depuis la première fois qu’il l’a fait, ne cesse d’agir, d’étonner par cette alliance imprédictible de la folie et du réel.
Ce n’est pas René Char seul qui peut dire :
« La poésie me volera ma mort. » Et cet espoir remonte.

L’OUBLI RETROUVÉ DANS UN JARDIN DE POMMES


Katharina Hagena: Le goût des pépins de pommes. Roman traduit de l’allemand par Bernard Kreiss, Éditions Anne Carrière, 268pp, 2008(original allemand), 2010(traduction française).


Saga familiale, inventaire minutieux et poétique d’une maison allemande de naguère et de son jardin dans leurs âges successifs ou woman’s fiction (dans la lignée des Quatre filles du docteur March de Louisa May Alcott) ? Le premier roman de Katharina Hagena a connu un grand succès outre Rhin (250,000 exemplaires) et pourrait s’inscrire dans les trois registres. Mais son originalité vient autant de les pervertir que de les innover. On ne s’en étonne pas quand on apprend que l’auteure, universitaire née en 1967, a consacré à James Joyce son principal travail.
Le roman narre, par la bouche d’Iris, la petite fille, l’histoire de trois générations de femmes. Elle le fait suite à l’enterrement de sa grand-mère dans un village au nord de l’Allemagne à la fin du siècle dernier et à sa désignation comme héritière du domaine. Anna Deelwater aimait un homme qui aimait sa sœur Bertha amoureuse d’un autre ; passionnées de pommes et vivant dans leurs parfums, elles n’appréciaient pas les mêmes genres. « Anna aimait les boscops, Bertha les cox orange. » La première mourut à seize ans, le cœur brisé, d’une pneumonie et la seconde épousa celui qu’elle aimait, Hinnerk Lünschen qui, ambitieux, « l’aimait parce qu’elle l’aimait, et c’était peut être ce qu’il aimait le plus chez elle : l’amour qu’elle lui portait. »
La seconde génération, c’est les trois filles Lünschen encore qu’Inga, la plus belle, soit peut être issue d’un autre père. Elle avait la capacité d’électriser (au propre) tout ce qu’elle touchait et on imputait ce don à l’orage qui accompagna sa nuit de naissance. Timide, photographe d’art, elle ne se maria jamais malgré sa beauté. Harriet est devenue traductrice et fut la seule des sœurs à frayer avec les garçons, à fréquenter l’université, à connaître l’ère où « les fleurs, l’amour, la paix » prenaient de l’importance. Elle revint au foyer familial enceinte, malgré la colère du père et sur intervention expresse de la mère qui finit par affirmer que la maison, en définitive, lui appartenait et qu’elle était assez grande pour accueillir sa fille et son enfant. Son travail consista au domicile en recherches biographiques. Christa, la mère de la narratrice, était la préférée de son père, épousa un physicien et habita avec lui le sud de l’Allemagne. Elle ne se rendait chez ses parents qu’en été, accompagnée d’Iris. Ses sœurs lui reprochaient de ne pas s’occuper assez de leur mère malade ; son mari et sa fille se reprochaient sa tristesse irrémédiable et considéraient son « mal du pays » de ses parents comme « une trahison ».
La troisième génération est celle des deux cousines, Iris et Rosemarie la fille de Harriet, et de leur amie et voisine Mira. Quand la première avait 7 ans, la deuxième en avait huit et la troisième neuf. Iris était grassouillette, Rosemarie mystérieuse et Mira dévergondée. Un incident tragique mit fin à leur amitié et Rosemarie mourut à seize ans en chutant d’un arbre. « Depuis toujours, dans notre famille comme ailleurs, le destin se manifeste en premier lieu sous la forme d’une chute. Et d’une pomme. » Il revenait maintenant à Iris, bibliothécaire à Fribourg-en-Brisgau rentrée d’Angleterre après un long séjour plus justifié par l’amour du pays que de son petit ami, d’arrêter son choix, la passion aidant.
Ce qui précède esquisse de larges pans d’une histoire plus riche et plus complexe où les hommes ne sont jamais absents (principalement le grand père) et où les arrière plans historique (les années hitlériennes et l’après guerre) et géographique (la ville grise « au bord de la mer grise) ont toujours leur impact. Mais il omet surtout une composition magistrale où passé et présent, subjectivité et pluralisme de vues, humour et poésie, cruauté et tendresse, nostalgie et lucidité se pénètrent, s’obscurcissent et se clarifient. Cette unité de la narration que le lecteur ne cesse de mettre à jour prétend elle-même s’appuyer sur l’unité des événements ou des éléments: «peut-être que la mort de Rosemarie a eu quelque chose à voir avec toutes sortes de choses(…)avec le temps qu’il faisait ce jour-là, et avec ce qui a été peint là, sur le mur du poulailler, et avec quelques milliers d’autres choses encore. »
Si l’on avait enfin à caractériser ce livre traversé d’éclairs d’intelligence et fourni en remarques pertinentes (sur la vie rurale ou l’échelle des malades dans le home des retraités…), on l’appellerait le roman de l’oubli et de la sensation. L’oubli est au cœur du récit sous toutes ses formes : pathologique (l’Alzheimer, jamais nommé, de Bertha et qui semble à présent guetter Christa), corporelle (Bertha est morte d’une grippe simple parce que son corps « avait oublié » comment guérir de cette maladie), mentale, existentielle (« l’oubli partagé est un lien aussi fort que les souvenirs communs. Peut-être même plus fort»), essentielle (« j’en déduisais que l’oubli n’est pas seulement une forme du souvenir, mais que le souvenir est aussi une forme de l’oubli »). Quant à la sensation, on en cueille les fruits délicieux à toutes les pages dans la maison comme dans le jardin : « Ici la menthe et la mélisse poussaient à foison, et lorsque nous effleurions ces plantes de nos jambes nues, elles diffusaient leur parfum puissant comme pour masquer les mauvaises odeurs qui flottaient dans les parages. Il y avait aussi de la camomille dans ce coin, des orties, du plantain, des chardons, sans parler de la chélidoine dont l’épais sang jaune maculait nos vêtements lorsque nous nous asseyions dessus ». La nature ne dévaste pas seulement l’espace romanesque, elle s’élève à une communion fantastique avec les sentiments et actes des êtres humains : après l’amour, le pommier va jusqu’à bourgeonner à nouveau en juin…
Bertha craignait que les pépins de pomme n’empoisonnent, sa sœur Anna leur trouvait un goût de massepain, gâteau fait d’amandes, de sucre et de blanc d’œufs. Laquelle avait raison, celle qui oublia peu à peu l’histoire ou celle qui n’en connut que le préambule ? Il faut lire ce beau roman pour accéder à l’essence des pépins du fruit de l’arbre édénique.

NADIA TUENI-CICI SURSOCK


        
              On penserait au premier abord à deux artistes issues de familles patriciennes d’Achrafieh, mais rien ne serait plus faux, car le poète (Nadia détestait le mot poétesse) et le peintre ne sont Tuéni et Sursock que par alliance. La première (1935-1983) est issue des Hamadé, grands notables du Chôuf, « un oiseau grandement solitaire/avec des voiles blancs et des gestes de mort », la seconde (née Tommaseo en 1923) est d’origine croate et installée à Beyrouth depuis 1965 après un long séjour en Égypte.
              En 1968, Nadia a 33 ans. Épouse de Ghassan Tuéni à la tête de l’empire de presse du Nahar, elle s’occupe un peu de journalisme, fréquente les milieux artistiques et littéraires et compte parmi ses amis de nombreux peintres. Elle peint à ses heures et sa photogénie est alors légendaire. Mais surtout elle s’est imposée comme un grand poète francophone à travers 3 recueils où elle ne cesse d’approfondir sa quête poétique. Le premier paraît à Beyrouth, les deux autres chez Seghers à Paris: Les Textes blonds (1963), L’Âge d’écume (1965), Juin et les mécréantes (1968).
             Cici Sursock, probablement sur commande, lui consacre en cette année deux œuvres : un grand pastel en couleurs claires où l’artiste, tout en puisant comme à l’accoutumée dans les ressorts de l’art de l’icône, donne à voir une beauté bien temporelle avec d’immenses yeux en amande ; une toile à l’huile où le portrait précèdent n’est qu’un des 3 visages de la même femme, celui du haut. Sont-ce là 3 âges ? Ou bien 3 manifestations également séduisantes d’une même figure, ou 3 aspects (ou angles) d’un même personnage ? Y oppose-t-on intériorité et apparence, vitalité et forces sombres, beauté naturelle et œuvre à réaliser?
              Mais outre l’énigmatique, et pourtant simple, trinité, deux choses retiennent l’attention : l’aspect totémique et « longiligne » de l’ordonnance, et la prédominance du rouge et du noir. Celle ci n’est pas étrangère au peintre, mais elle saisit ici les sources tragiques de la poésie de Nadia : la mort cheminant de l’intérieur et le « pays que l’on perd un jour sur le chemin ».