Thursday 1 December 2011

UNE RÉFÉRENCE CAPITALE SUR LA TOURMENTE LIBANAISE


L’aveuglement de l’Occident et son appui indéfectible à Israël est « un leitmotiv de ce livre »

David Hirst: Une Histoire du Liban 1860-2009 (Beware of Small States – Lebanon, Battleground of the Middle East), Traduit de l’anglais par Laure Stephan, Perrin, 532pp, 2011.

Pour reconnaître à cet ouvrage ses nombreux mérites, et lui être équitable comme il sait l’être pour les divers protagonistes dans la plupart des occasions, il faut le nettoyer de son titre français et lui faire retrouver son objet et sa démarche véritables. La maison d’édition Perrin, enhardie par son riche catalogue historique et désireuse de cibler un vaste lectorat, lui a donné précipitamment le titre Une Histoire du Liban 1860-2009 qui n’est déjà pas approprié quant à la première date, puisqu’en dépit de l’intitulé du premier chapitre, il prend son point de départ dans les Accords de Sykes-Picot (1915) et la formation du Grand Liban (1920). Le fait que le dernier chapitre soit consacré à « Gaza, 2009 » et l’Epilogue à « La paix d’Obama… » met au grand jour l’inadéquation foncière.

Pour en revenir au titre original anglais, il reprend le mot de Bakounine mis en épigraphe, Gare aux petits Etats, et lui adjoint en sous-titre : Liban, Champ de bataille du Proche Orient. Nous voici mieux renseignés sur l’objet véritable de l’ouvrage : le Liban en tant que terrain de guerre de protagonistes régionaux et mondiaux. Donc moins le pays du cèdre dans sa vie interne et profonde, dans sa « tradition démocratique solide qui, malgré ses faiblesses, le distingue de tous ses voisins » (p.350) que dans ses tropismes extérieurs : la vulnérabilité de « ce maelström intercommunautaire » aux intérêts et idéaux contradictoires des puissances proches et lointaines, et sa place aux premières loges (sinon à la toute première) de la question de Palestine. « A l’origine, reconnaît l’auteur, ce livre n’était pas destiné à être une histoire du conflit israélo-arabe. Néanmoins à chaque étape de sa rédaction, le conflit n’a cessé de s’immiscer comme une partie tellement inséparable, intrinsèque et constitutive du sujet évoqué par le titre, que c’est bien ce qu’il a fini par devenir en grande partie. »

L’auteur de l’ouvrage, David Hirst, journaliste britannique né en 1936, correspondant régional du Guardian au Proche Orient pendant 43 ans et qui a résidé à Beyrouth, où il a fait une partie de ses études, près d’un demi-siècle, connaît de très près son sujet. Non seulement il a couvert les guerres du Liban où il a été kidnappé à deux reprises, mais il a aussi presque tout lu de ce que la littérature anglo-saxonne, auteurs arabes et israéliens compris, et partie de ce que la littérature française ont produit sur le sujet. Son livre s’inscrit donc dans cette catégorie où le journalisme et la recherche académique s’investissent le mieux l’un dans l’autre pour donner ce qu’on nomme « l’histoire immédiate ». Si la seconde donne les titres scientifiques, assure la rigueur et étend l’exploration, le premier fait la sève et le substrat : à preuve, la supériorité des chapitres vécus et couverts par l’auteur (de loin les plus nombreux, les plus longs et les plus intéressants) sur les chapitres du début puisés aux seules sources livresques.

Les premières années de la guerre du Liban (que Hirst persiste à nommer « civile » alors que le plus significatif de sa démonstration va dans le sens d’ « une guerre par procuration pour le reste du monde ») ont déjà donné lieu à de nombreux ouvrages et notre auteur en tire profit. Sa véritable nouveauté, désormais référence obligée pour tout observateur, voire tout chercheur, c’est cette synthèse riche, méticuleuse, exhaustive, pleine de méandres sur les années qui vont du soulèvement chiite de la prise de pouvoir en Iran par Khomeyni et les islamistes (1979) à la guerre de Gaza (2009) en passant évidemment par les diverses étapes du devenir libanais et régional du Hezbollah. Hirst imbrique, l’un dans l’autre, sans l’ombre d’un manichéisme et avec un doigté extraordinaire pour la complexité et les nuances, les changements des acteurs et la persistance comme le devenir des enjeux régionaux et internationaux. Son récit vivant réussit à animer une scène conflictuelle nourrie de sang et de larmes mais dont les acteurs principaux sont aussi éloignés l’un de l’autre que l’est Washington de Téhéran et Damas ou Ryad de Tel-Aviv. Aussi faut-il reconnaître à l’ouvrage une de ses principales forces : présenter les nombreuses facettes, ambivalentes voire contradictoires, des faits tout en parvenant à des conclusions concises et péremptoires. A titre d’exemple : « la République islamique a toujours été le réel instigateur et le bénéficiaire » de l’affaire des otages du Liban (1984-1992).

Sur « la sixième guerre israélo-arabe » (2006), « voulue » et « provoquée » par un État sioniste surestimant sa capacité de la mener et aveugle aux points forts de son ennemi, sur son déroulement militaire et diplomatique, comme sur ses résultats qui donnent lieu, selon le camp, à des interprétations contradictoires, David Hirst est, dans deux longs chapitres, exhaustif, passionnant, équilibré, n’omettant ni « l’hypocrisie » des puissances occidentales, ni la « schizophrénie » de l’État libanais. Pour cette raison au moins, il ne faut pas manquer de lire ce livre, le livre d’un Juste.

ENTRETIEN AVEC ELIAS SANBAR SUR L'ADMISSION DE LA PALESTINE À L'UNESCO


Grâce à la culture, les Palestiniens en sont à un début de normalité sans avoir eu à passer par la normalisation.

Il y a dans l’encyclopédisme d’Élias Sanbar, dans sa boulimie de connaître et de collectionner, dans son ardeur à produire et écrire, dans sa force de rester droit comme un chêne, de résister et de prendre l’initiative dans la tranquillité et la sérénité, quelque chose de proprement épique ou hugolien, un Booz éveillé confiant dans l’avenir et sûr de le voir échoir à son peuple. Historien, théoricien, publiciste, romancier, éditeur de superbes albums de photographies, longtemps rédacteur en chef de la Revue d’études palestiniennes qui s’imposa comme un événement culturel parisien et européen, traducteur et passeur en France de la poésie de Mahmoud Darwich, l’ambassadeur de la Palestine auprès de l’Unesco, connu pour ses amitiés célèbres ( Genet, Deleuze, Godard…) et très apprécié pour d’autres affichées ou discrètes, a été de la bataille de la reconnaissance de la Palestine comme membre de plein droit de l’organisation internationale (31/10/2011). Mais il y a assisté aussi avec la joie simple et larmoyante d’un enfant de ce peuple qui, spolié de sa terre et de la « normalité » internationale depuis près d’un siècle, se voit reconnu comme un citoyen du monde comme les autres. Comme les Palestiniens des camps, de Gaza, de la Cisjordanie, de la diaspora, Élias Sanbar a pleuré.

Interrogé par L’Orient littéraire, il a bien voulu donner quelques éclaircissements sur cet événement à portées culturelle, politique et humaine de la plus grave importance.

- Pourquoi la victoire de la Palestine à L'Unesco a-t-elle été plus facile et plus rapide qu'à l'Onu?

Je ne dirai pas plus facile, je dirai différente, car la procédure est différente. A l’Onu, il s’agit de devenir un État membre à part entière. A l’Unesco, nous avons eu recours à une voie indirecte qui nous a fait accuser de « mettre la charrue devant les bœufs », de « bluffer », celle de demander à inscrire des sites palestiniens au Patrimoine mondial de l’Unesco. La question se posait alors : comment des sites reviennent-ils à un État non membre et comment peut-il chercher à les inscrire?

Nous avons donc mené de concert deux procédures : d’une part, inscrire les sites et d’autre part devenir un État membre à part entière. Dès 1989, Yasser Arafat avait fait acte de candidature officielle, et aux cessions biannuelles de l’organisation, nous rappelions que nous avions une demande en sommeil sans exiger de passer au vote. Cette année-ci, notre projet fut autre: une demande d’adhésion immédiate et de passage au vote.

- Qu’est-ce qui a déterminé l’issue plus ou moins prévisible du scrutin ?

Trois éléments ont joué en faveur du vote massif de l’admission :

1. Une donnée indiscutable, une « évidence » universelle, presque unanime et valable même à l’intérieur de l’Assemblée Générale de l’Onu : la situation palestinienne ne peut plus durer telle quelle, se prolonger indéfiniment. La plupart des pays du monde n’hésitent pas à franchir le pas, à refuser les pressions : les Palestiniens ont, comme tous les autres peuples, droit à une “égalité de traitement” en quelque sorte.

2. Ce qui nous faisait un peu tergiverser, c’était l’idée que notre candidature pouvait être considérée par de nombreux pays amis comme un lâchage du processus de paix et qu’elle induirait donc ces pays à ne pas nous appuyer. Mais la politique de Netanyahou obstrue si clairement toute négociation sérieuse et bloque si nettement toute marche vers la reconnaissance, que l’accusation dont nous pourrions faire l’objet, ne tiendrait pas.

3. La dimension culturelle indéniable de l’Unesco émousse la charge politique du vote. Elle a facilité la décision de maint État membre.

- L’admission à l’Unesco facilite-t-elle l’admission à l’ONU ou au contraire l’éloigne-t-elle?

- A mon avis, sur le plan de la procédure, ni l’une ni l’autre thèse n’est valable et ce n’est pas le vote de la candidature qui est à l’origine du raidissement de certains membres du Conseil de Sécurité ou de la position clairement antagonique affichée par les États-Unis.

Précisons que l’Unesco, l’Organisation des Nations Unies pour l’Education, la Science et la Culture est la plus importante des 12 agences de l’ONU (FAO, OMS…) après New York (Assemblée Générale et Conseil de Sécurité). Ajoutons qu’il y a un effet de vases communicants qui n’opère pas au niveau de la procédure, mais qui n’en est pas moins fondamental : plus on s’intègre dans le mécanisme d’une organisation internationale, plus on est impliqué dans le fonctionnement des autres, plus on sort d’une sorte de statut imposé du paria.

- En quoi devenir membre à part entière de l'Unesco est-il important pour préserver l’identité palestinienne et développer les ressources de votre peuple?

- Ce rôle est capital, car désormais la délégation de Palestine est partie prenante à toutes les Conventions, non seulement celles concernant le patrimoine, mais aussi celles qui régissent le présent et l’avenir, la culture, la préservation des sites archéologiques, la restitution des biens patrimoniaux volés et ainsi de suite. De même, les Palestiniens peuvent profiter des programmes d’éducation scientifique.

La Convention du Patrimoine mondial date de 1972. Pour inscrire un site, il faut faire acte de candidature et présenter un dossier complexe à la Direction du Patrimoine qui, après envoi de missions techniques et étude de leurs rapports, décide après débats d’inscrire un site sur la liste du patrimoine mondial. Une fois inscrit, l’État concerné par le site se doit d’entraver sa défiguration, de le préserver et l’entretenir.

La Palestine dispose aujourd’hui d’une liste imposante de sites considérés par l’Unesco comme étant de « valeur universelle exceptionnelle ». Au nombre de ces sites, l’église de la Nativité à Bethléem, première église officielle de la chrétienté bâtie par Constantin, que nous souhaitons inscrire lors de la tenue de la prochaine session du patrimoine mondial, en juin 2012, à Saint-Pétersbourg..

- Que gagne un site à figurer sur la liste ?

- Son universalité est consacrée. Son champ touristique s’élargit. Il peut bénéficier d’un appui budgétaire…Il est surtout classé dans une catégorie de biens qui le met à l’abri du temps et d’éventuelles mesures irréfléchies. Bref, la notion de la protection est fondamentale.

- En quoi la question de Jérusalem est-elle particulièrement concernée?

- Depuis 1981, la vieille ville de Jérusalem (intra muros) est inscrite sur la liste du Patrimoine en péril. C’est sur demande de Yasser Arafat que le roi Hussein, tout autant inquiet du sort de la cité occupée, avait réussi, l’Histoire lui en sera reconnaissante, à inscrire la ville sur la liste du patrimoine jordanien. Inutile d’ajouter qu’Israël mène une politique d’annexion, qu’il ne respecte aucune règle du patrimoine à Jérusalem, qu’il viole toutes les conventions et demeure sourd à toutes les résolutions que nous avons déjà réussi à faire voter dans le cadre des conseils exécutifs de l’Unesco.

- Cette admission nuit-elle particulièrement à Israël et au sionisme?

- Au niveau de la symbolique comme du droit international, elle fait passer la Palestine du statut de territoire à celui de pays avec ce qu’implique un pays : un peuple, une culture propre à ce peuple, des frontières, une capitale…

- Peut-on en quelques mots résumer les enjeux de cette victoire ?

- D’abord comme je viens de le dire, nous sommes passés du statut de « Territoires disputés » à celui de Pays en voie d’être souverain. Ensuite, nous sommes désormais un État de plein droit qui vote et signe les conventions internationales qui régissent la culture mondiale. Enfin, l’arsenal juridique et technique de la préservation de nos sites naturels et historiques va être définitivement établi.

Je ferai aussi mention de l’unanimité faite de joie et de larmes par laquelle le peuple palestinien dans toutes ses couches a accueilli ce début de passage à une normalité trop longtemps et trop injustement interdite.

-

AURORE BEYROUTHINE 1975


La photo date de la veille de la Guerre du Liban mais fait la pleine page 25 d’un livre savoureux* qui vient de paraître et qui veut tout à la fois ressusciter la mémoire d’un père attaché, et avec quelle méticulosité, à sa cité et du centre-ville de Beyrouth tel qu’il s’est donné à voir et à vivre dans les décennies d’avant guerre riches de joies et couveuses d’orages. Elle est de Georges Sémerdjian (1948-1990), photographe du quotidien An Nahar qui a payé de sa vie son art et son métier. Moins d’un demi-siècle a fait disparaître ce monde plus sûrement que les cendres du Vésuve les maisons de Pompéi.

L’image montre dans un clair-obscur trouble la dernière portion de la Rue de Damas, celle qui reliait la place Debbas, de moyenne dimension, à l’immense place El Bourj. Rue obscure d’être étroite, à sens unique, elle va vers la mer, alors obstruée à la vue des piétons par l’immeuble Rivoli, le nord, l’étendue et la lumière. Entourée de trois prestigieux cinémas sur la voie du déclin à l’heure de l’apothéose de Hamra, elle est captée à une heure matinale où les séances n’ont pas commencé, le rêve est au point mort et le moment au labeur quotidien et aux balayeurs. La propreté matérielle, déjà en mal dans son rituel municipal, est profanée d’une souillure morale : La Ragazzina (film italien aux portes du porno de 1974) devient sur l’affiche racoleuse Al Qazira, la sale ou la salope.

Etroitesse et espace, clartés et ombres, rêve et labeur, mouvement et halte, nettoyage et salissures, essor et déclin…Que d’oppositions et d’alliances sont tissées en cette aurore beyrouthine qui appelle la nostalgie sans se faire regretter vraiment !

*Gabriel Rayes – Tania Rayes Ingea: Beyrouth, Le centre-ville de mon père, Les Éditions de la Revue Phénicienne, 2011, 212 pp.