Tuesday 3 July 2012

LA POÉSIE DE YEATS OU L'ADÉQUATION D'UNE VISION ET D'UNE FORME


In the prison of his days
Teach the free man how to praise.
AUDEN, In Memory of W. B. Yeats
W. B. Yeats: Essais & introductions, Édition dirigée par Jacqueline Genet, Presses de l’Université Paris-Sorbonne PUPS, 2012, 588pp.
====== : Quarante-cinq poèmes suivis de La Résurrection, Présentation, choix et traduction de Yves Bonnefoy, Édition bilingue, coll. Poésie, Gallimard.
====== : Les cygnes sauvages à Coole, Édition bilingue, traduit de l’anglais par Jean-Yves Masson, Verdier 1990.
Il y a dans les belles créations de Yeats (1865-1939), « le plus grand poète de notre époque » au dire de T. S. Eliot (1888-1965)[1], une perfection qui impose au lecteur mais le laisse dans l’insatisfaction d’une saisie fragmentaire, tant cette œuvre transcende. C’est sans doute pour tenter de remédier à cette « obscurité apparente », ainsi que la nomme Bonnefoy, et pour mieux adhérer à l’intensité des écrits que la lecture d’un volumineux ouvrage, au titre neutre et peu raccrocheur, Essais & introductions, peut sembler d’une grande aide. Doctement introduit et enrichi d’un glossaire bien fourni et fort éclairant sur les nombreux auteurs et mouvements artistiques de la période envisagée tant en Angleterre qu’en Irlande, le volume regroupe, dans un ordre chronologique, l’intégralité des textes allant de 1896 à 1937: Idées du bien et du mal (1896-1903) ; La taille d’une agate (1903-1915) ; Enfin, les dernières contributions critiques dont les deux « Introductions » majeures « à mon œuvre » et « à mes pièces ».
Le grand bénéfice de l’ouvrage est de mettre au point les multiples polarités de Yeats, d’éclairer son itinéraire et de mettre en parallèle son évolution intellectuelle avec sa création poétique. Nationaliste, il renonce à la priorité de l’opinion politique pour imposer une Irlande culturelle faite principalement de croyances populaires et de vieilles légendes. Cherchant à tirer parti d’un patrimoine qui a son Olympe (Slieve-na-mon) et que ne « surpassent en beauté sauvage » que les mythes grecs, il aspire à écrire en anglais une « poésie irlandaise ». Yeats distingue sa « langue nationale », le gaélique, de sa « langue maternelle ». Tant son œuvre dramatique que poétique est faite de cette tension entre un gaélique « incapable d’abstraction » et investi d’un druidisme qui, « vivant, concret, phénoménal », a survécu au christianisme et un anglais auquel sa dette est immense. « Je dois mon âme à Shakespeare, à Spenser[2] et à Blake…et à la langue anglaise dans laquelle je pense, parle et écris ; tout ce que j’aime vient de l’anglais. » Ce dissentiment interne, le poète irlandais le décrit ainsi : « ma haine me torture d’amour, mon amour de haine. » Il retrouve donc en lui l’animosité et la solitude irlandaises qu’il repère chez un autre compatriote, Swift, l’auteur de Gulliver.
Sur cette tapisserie de fond, comme on pourrait la nommer dans son sillage, s’inscrit le cheminement de Yeats. Il est fait de contrepoints, d’enrichissements perpétuels au niveau de son époque et au-delà dans diverses cultures universelles où il se prend à butiner son miel pour parvenir à cette vision cohérente et plurielle, tendue entre des extrêmes, qui donne à l’œuvre toute son intensité.
« Il n’y a qu’une perfection et qu’une quête de la perfection : elle prend tantôt la forme de la vie religieuse, tantôt celle de la vie artistique. » (L’Irlande et les arts)
Yeats est d’abord à l’écoute de tous les courants qui s’opposent au matérialisme du XIXème siècle et qui atteignent leur « perfection » en sa deuxième moitié: la peinture préraphaélite en Angleterre (Rossetti, W. Morris…) qui répudie la laideur de l’ère industrielle et cherche à allier sensualité et spiritualité dans l’idéalité et le culte de l’art ; l’opéra wagnérien en Allemagne, Mallarmé et Maeterlinck en France et en Belgique…Ces diverses manifestations du « symbolisme » « appellent à la vie extérieure une part de la vie divine ou de la réalité ensevelie ». Les pouvoirs du symbole, conscient ou inconscient, sont immenses tant il relie l’extérieur et l’intérieur, le visible et l’idéal, le sensible et le métaphysique…Mais pour se hisser au rang de la « révélation », il ne doit jamais tomber au niveau de la froide, répétitive et trop lucide « allégorie ». Il lui faut être investi par un « délire » qui conduira l’auteur à le rapprocher de la « Magie » et à le rechercher un temps dans les pratiques magiques elles mêmes. Ce sont les symboles puisés dans la tradition, dont on a repéré déjà plusieurs significations et auxquelles le poète ajoute de nouvelles, qui peuvent approfondir la Nature et mieux la faire connaître.
Mais Yeats n’est pas seulement le fils de son époque. Il a retenu les leçons de William Blake et de Shelley, pour ne citer que deux noms qu’il étudie profondément et sur lesquels il revient : le culte de la beauté intellectuelle, l’unité du spirituel et de l’esthétique, de la vérité et de la poésie, la place centrale de l’imagination, du symbole et de la liberté…Toutefois le prix de l’originalité est de s’écarter des voies tracées: « Il m’a fallu des années avant de pouvoir me débarrasser de la lumière italienne de Shelley mais maintenant je pense que mon style est moi-même. » Yeats ne cesse de s’ouvrir à d’autres régions de la culture telle la philosophie (Berkeley contre les réalistes), comme à d’autres cultures, principalement l’Orient, celui multiforme de l’Inde, celui des « nobles pièces » du Japon.
La grandeur de Yeats, elle est finalement et principalement dans ses moyens poétiques, dans des œuvres courtes et denses. Tantôt il use de mots incantatoires, tantôt il les puise dans la vie quotidienne. Mais il les insère dans « une syntaxe puissante et passionnée », les glisse dans des rythmes où la tradition l’emporte sur la rénovation : « je dois choisir une strophe traditionnelle ; même ce que je modifie doit paraître traditionnel. … Parlez-moi d’originalité et je me tournerai vers vous furieux. » L’écrit poétique se tourne dès lors vers la seule écoute : « J’ai passé ma vie à éliminer de la poésie toute phrase écrite pour l’œil, ramenant tout à une syntaxe destinée à l’oreille seule. » Le chant, la musique et jusque la danse[3] orientent la voie.
Avec plus de pertinence, on peut dire que la poésie de Yeats, en elle-même mais aussi telle qu’elle ressort de Essais & introductions, c’est l’adéquation d’une vision et d’une forme toutes deux mûrement élaborées, la première ayant déjà réussi à unifier des quêtes poétique, dramatique, cognitive et relative à l’être même en sa profonde unité.



[1] Ce propos est contemporain de la mort de Yeats en 1939. Il couronne un cheminement où l’opposition entre les 2 poètes concernait tout autant l’esthétique (Eliot voyait en Yeats un préraphaélite attardé) que la religion (à la religion de l’art de l’irlandais s’opposait le traditionalisme de l’anglo-américain). Pour Yeats, T. S. Eliot est « l’homme le plus révolutionnaire en poésie de mon temps – bien que sa révolution fût seulement dans le domaine du style-… La poésie devait ressembler à la prose, et toutes deux devaient accepter le vocabulaire de leur temps ; aucun thème privilégié ne devait exister non plus. » L’évolution d’Eliot vers l’importance de la mythologie comparée l’amena à reconnaître la place prééminente de son aîné.
[2] Sur Edmund Spenser, cf. l’article de Yeats ds E & I, pp 357-379 daté d’octobre 1902.
[3] D’un poème écrit dans son enfance sur la danse, Yeats sauve ce vers : « Ils saisissent à pleines mains le sommeil des cieux. »