Thursday 2 August 2012

PATRICK BOUCHERON POUR UNE HISTOIRE JOYEUSE, INQUIÈTE ET DÉSORDONNÉE


Patrick Boucheron: L’entretemps, Conversations sur l’histoire, Editions Verdier, 2012, 140pp.

Montesquieu nota un jour cette pensée: « L’esprit de conversation est un esprit particulier, qui consiste dans des raisonnements et des déraisonnements courts. » Ce livre de l’historien Patrick Boucheron -auteur membre comme Michon, Bergounioux, Ginzburg… de « la bande à Verdier » dont la signature accommode un style soigné et audacieux à des éclairages historiques insoupçonnés- non seulement relève de cet esprit, mais revendique le terme même comme le sous-titre en fait foi. Et, sinon la Variation musicale sur un thème (ici le tableau de Giorgione), rien ne saurait mieux décrire ce petit ouvrage savant et argumenté mais déconstructeur et déstabilisateur, révisant des évidences mais indiquant de nouvelles directions et cela dans une fête du style, de l’érudition, des images, de l’intelligence, des rythmes. Mis à part certains passages trop rapides (comme celui concernant l’impensé de la cité grecque) et une certaine difficulté à distinguer les vraies nouveautés des opinions plus communément partagées (la flèche cassée du temps, par exemple), on sort de ces Conversations plus joyeux, plus légers, plus libres. Loin d’avoir acquis de nouvelles certitudes concernant le temps, on en a perdu plus d’une et cela incite à voir autrement et ailleurs.

Le point de départ, et qui ne cessera de revenir tout au long de l’ouvrage avec de nouvelles observations et analyses, c’est le tableau du vénitien Giorgione datant de 1504-1506 et connu sous le nom Les trois philosophes. Le titre est une supposition et le peintre « sans vie, ni catalogue ». Ces hommes dans un paysage de campagne à l’heure du crépuscule et dont le plus jeune contemple assis un rocher sont-ils mathématiciens, astronomes… ? Incarnent-ils les 3 monothéismes ou allégorisent-ils 3 arts ? Ne peut-on y reconnaître les « trois âges du savoir humain » : Le vieillard, c’est la philosophie antique incarnée par Aristote ; l’homme mûr, c’est la philosophie médiévale représentée par la pensée arabe (Averroès) qui cherche à interpréter le Maître au lieu d’étudier la Nature; le jeune homme muni d’une équerre et d’un compas, c’est les ambitions néoplatoniciennes de la Renaissance de mathématiser le réel ? Nous croyons être ici en pleine découpe du temps en âges, mais voilà que la leçon du poète Bonnefoy pour saisir La stratégie de l’énigme d’une peinture aide l’historien Boucheron à saisir comment l’œuvre de Giorgione introduit dans la continuité « l’indétermination brutale » et la perturbation.

Le deuxième chapitre de ce livre qui en comprend quatre, plaide pour « une histoire zébrée de part en part », une histoire qui espace le temps et en casse la flèche, saisit les périodes intermédiaires dans leurs visages et paysages propres, cherche ce qui se passe ailleurs et à coté (World History) sans entrer dans la ligne. Cette histoire est une « histoire corsaire » désorientée et inquiète et non une « histoire de notaires ». Les métissages y sont plus importants que les legs. Mais dans cet espace acquis, il faut retenir les « leçons de méchanceté » de Foucault commentant Nietzsche et appelant à un savoir fait non pas « pour comprendre » mais « pour trancher ».

Pour ne pas nous contenter de résumer abstraitement un ouvrage dont la sève est principalement dans la finesse d’analyse, les détails et le style, citons un découpage du temps dont nous sommes toujours tributaires, mais qui résulte d’une décision arbitraire. L'invention de l'ère chrétienne est attribuée à un moine du VIème siècle du nom de Denys le Petit qui adopta pour point de départ la naissance du Christ. Mais s’il avait adopté la date de la Passion au lieu de celle de l’Incarnation, tout serait décalé de 33 ans. « A ce jeu, le XIXème siècle perd les guerres napoléoniennes, la Restauration, Stendhal, Hegel, Goethe, Keats, Byron, qui tous rejoignent un très convaincant siècle des Lumières. Celui-ci comprend enfin le romantisme : Rousseau, Chateaubriand et Musset se situent du même côté de la cassure, sans qu’il soit nécessaire aux exégètes de l’histoire littéraire d’ergoter interminablement. Evidemment, ce que le XIXème siècle perd d’un côté, il le récupère de l’autre : la Grande guerre bien entendu (…) et du côté culturel : Joyce, Proust, Kafka, Schoenberg, Freud, Einstein. »

Mais qu’en est-il de ce titre L’entretemps que Boucheron soude en un seul mot alors que les dictionnaires le donnent en deux, séparés ou non par un trait d’union et désignant l’intervalle? Il traverse l’ouvrage de multiples façons. C’est « l’intermédiaire arabe » entre l’Antiquité et la Renaissance souvent occulté. C’est l’interprétation d’un texte dans le projet d’écrire l’histoire. C’est « les moments faibles des angles morts de l’empire » d’où est jetée l’intelligibilité sur le devenir et dans les plis desquels ont écrit Ibn Khaldoun et Machiavel. C’est l’espace temporel dont le poète et l’historien font passer ce qu’il a de « cassant ».