Thursday 7 February 2013

LES ÉPHÉMÉRIDES DE L'APOCALYPSE








Joseph G. Chami: Le mandat Amine Gemayel 1982-1988 (Le mémorial du Liban, t. 8) Beyrouth, s.e., 300pp.

Si les Libanais croient vivre aujourd’hui le pire, c’est qu’ils ont la mémoire courte. Ou qu’ils pratiquent la politique de l’autruche essayant de ne pas voir ce qui pourrait les attendre s’ils ne réagissent pas à temps pour l’éviter et qui frappe à leurs frontières. En ce sens la lecture du tome 8 du Mémorial du Liban de Joseph Chami consacré au Mandat Amine Gemayel est salutaire et offre un tableau qui n’est pas sans rappeler l’Apocalypse de Saint Jean et l’Enfer de Dante, théologie et poésie gommées. De quoi nous impliquer tous dans une politique urgente et constructive.
Le sextennat commença avec de grands espoirs, du moins pour cette partie de la population qui tenait à voir l’État libanais retrouver ses prérogatives. Les communautés rêvaient de paix et d’égalité. Le pays semblait bénéficier d’un appui international sans précédent avec la présence sur son territoire d’une Force Multinationale comprenant principalement des militaires américains et français. C’était oublier les circonstances particulières de la naissance du mandat présidentiel en 1982: l’invasion israélienne et le siège de Beyrouth, le départ des combattants palestiniens et le retrait partiel imposé aux soldats syriens, l’élection à la présidence de la république puis l’assassinat de Bachir Gemayel chef des Forces libanaises, les massacres dans les camps…Mais que de péripéties sanglantes et d’initiatives inabouties fallait-il traverser pour arriver au bout du mandat, en septembre 1988, à la menace proférée par le diplomate américain Richard Murphy, suite à son accord avec les responsables de Damas sur le nom du prochain président : ce sera « Daher ou le chaos ! » Cette menace brandie dans un climat libanais d’impréparation, d’enchères et d’étroits calculs partisans allait conduire à l’apocalypse et même à lui faire durant deux années supplémentaires des allures nouvelles.
Il est possible, à travers cette chronique attentive, détaillée, claire et enrichie de tableaux récapitulatifs de Joseph Chami d’essayer de repérer les éléments qui ont conduit à la débâcle d’une politique et à la poussée d’une autre qui gagne du terrain sans parvenir encore, durant ces années troubles, à triompher : la nouvelle donne iranienne, la détermination syrienne face aux velléités américaines, les derniers sursauts de la guerre froide, le poids de la géopolitique, la connivence des 2 états voisins contre la souveraineté du Liban, la légèreté des gouvernants et l’aveuglement criminel des milices…Mais ce qui frappe tout au long de ces pages, c’est les éphémérides de l’apocalypse , les effets conjugués de la violence et de l’inflation allant parfois jusqu’à la vente d’enfants et le cannibalisme. Page après page s’accumulent les bombardements, les sièges, les massacres, le nettoyage communautaire, les attentats, les voitures piégées, les assassinats, les enlèvements d’étrangers et de nationaux, les vendettas, les pillages…On dirait que l’histoire bégaie dans le rouge et le deuil, prise dans le tourbillon de quelque «mauvais infini » ou des cercles de l’Enfer. On assiste surtout à un extrême émiettement des ensembles sociopolitiques, chaque camp ne cessant de se dédoubler et de se diviser et trouvant dans ses déchirements internes une violence dont il était sevré dans les luttes globales. La société sans État et sans projet d’État se désarticule dans la pire de ses formes, manipulée et exploitée par des puissances redoutables.
On ne rendrait pas toutefois hommage à un livre d’une aussi belle qualité et inscrit dans une entreprise qui part dans le premier tome de 1860 (œuvre démesurée pour un seul auteur !) si on ne signalait pas certaines erreurs, certaines omissions, certaines failles injustifiées. Signalons d’abord la pauvreté quantitative et qualitative de l’iconographie dans l’ouvrage : paradoxalement, les photos, pour ce sextennat, sont nombreuses et de haut niveau comme on peut le constater dans la presse de l’époque et  dans de nombreux livres parus depuis. Des cartes géographiques auraient bien sevi la connaissance de la période étudiée en montrant la perte de terrain du gouvernement. Ce n’est pas Uri Avneri, homme de gauche et de paix, qui coordonne les activités israéliennes au Liban (p. 62) mais Uri Lubrani. La délégation libanaise aux négociations avec les Israéliens en présence d’Américains (et dont les membres sont énumérés un à un avec le signal de leur apparence communautaire, p. 27) agit sous l’autorité d’un coordinateur Ghassan Tuéni dont on ne trouve pas mention. Son rôle consistait à coordonner les 3 négociations avec les Israéliens, les Syriens et les Palestiniens. Il avait choisi pour le seconder l’ambassadeur Dhafer al Hassan, Nawaf Salam et Amine Maalouf. Sayed Mouhammad  Hussein Fadlallah n’est ni « le numéro Un du clergé chiite libanais » et ne saurait être dit, que de manière fort ignorante des réalités du chiisme, « représente(r) au Liban la plus haute autorité chiite, l’ayatollah Rouhallah Khomeyni » (p. 122). Le rôle positif et unificateur du parlement et de son président Hussein Husseini est regardé avec très peu de considération.
Le livre omet surtout le côté rayonnant de ces années sombres, l’activité intellectuelle et artistique des Libanais : le spectacle de Ssayf 840 de Mansour Rahbani, le lancement du festival de Beit Eddine, les grandes synthèses spéculatives de Kamal Salibi (The Bible came from Arabia, A House of many Mansions), de Ghassan Tuéni ( Une guerre pour les autres), d’Antoine Messarra (Le modèle politique libanais), de Ahmad Beydoun (Identité confessionnelle et Temps social…), de Youakim Moubarac (Pentalogie maronite), les romans d’Elias Khoury et de Hassan Daoud, l’activité théâtrale de Roger Assaf et cinématographique de Bourhane Alaouyé et de Maroun Baghdadi, les grandes expositions de peintres …pour ne citer que quelques noms et quelques rubiques.
Indispensable pour tout chercheur et tout honnête lecteur, Le mandat Amine Gemayel laisse les rayons dans l’ombre mais met bien en lumière les ténèbres. 

CAMILLE ABOUSSOUAN OU LA CULTURE INDIVISE









Je n’ai eu ni le plaisir ni l’honneur de connaître de près Camille Aboussouan (1919-2013), mais la chaleur de son accueil, son amabilité naturelle,  sa faconde riche et précise, son incroyable culture vous rendaient immédiatement  son bienveillant obligé. Quand je lui rendis visite pour la première fois sur simple appel téléphonique en 1979 alors qu’il était  nommé depuis peu Ambassadeur Délégué permanent du Liban auprès de l’UNESCO, quelque part près de l’église Saint Augustin à Paris, il fit preuve d’une prodigalité qui tranchait avec les mœurs administratives et la réception d’anonymes. Sur les murs de son bureau, la place donnée à la période du mandat français ne pouvait manquer d’étonner en ces années troubles. L’hôte se fit un plaisir de me narrer ce qui l’attachait, ainsi que les siens, à la France et ce que notre pays lui devait. Les Aboussouan sont une famille maronite originaire de Kfar Abou dans le nord Liban. Elle a émigré en Palestine au 17e siècle et épousé le rite latin sans que cela altère sa foi : « Souan : pierre dure et résistance ! ». Son père Négib bey Aboussouan (1875-1950) est né et a vécu principalement à Jérusalem. Après des études de Droit à la faculté royale d’Istanbul (1898-1904), il fit une carrière d’avocat dans la ville sainte. Il fut un des premiers nationaux nommés par le mandat : président de la cour d’appel de Beyrouth en novembre 1918 et président de la cour de cassation en juin 1919. En écoutant Camille Aboussouan (il me fut d’une aide précieuse et enchanteresse  pour les 2 ouvrages El Bourj et Sélim Takla ) et en le lisant plus tard, je découvris ce qui faisait son secret et sa force : une culture indivise qui dans sa richesse et sa variété ne sépare pas le personnel du familial, le familial du national, le Liban de la France (sa mère est originaire de Fleurance dans le Gers), la Méditerranée de la culture, le patrimoine de l’actualité politique et de l’avant-garde artistique , le présent du passé. Pour lui, Agénor roi de Tyr et sa fille Europe, la victoire grecque de Salamine sur les Perses, la chute de Constantinople, l’émirat de Fakhreddine et la proclamation du Grand Liban…sont également contemporains dans leur densité historique. L’ex-libris qu’il demanda à Hans Bellmer, sur le conseil de Paul Éluard, représente, comme les 2 autres qui scellent la propriété de ses ouvrages, l’enlèvement d’Europe par Zeus. On peut les voir dans The Library of Camille Aboussouan, catalogue établi pour la vente aux enchères chez Sotheby’s de ses livres, les17 et 18 juin 1993, et parmi les plus beaux imprimés de la célèbre maison londonienne.
          Cette culture plurielle et indivise, Camille Aboussouan avocat, écrivain, bibliophile passionné, collectionneur infatigable d’antiquités et d’œuvres d’art, premier traducteur de Khalil Gibran… sut l’insuffler au Liban des années heureuses, celles qui vont de l’indépendance à la guerre. De 1945 à 1949, il fait paraître une revue Les Cahiers de l'Est où s’illustrent bien des noms d’Europe et d’Asie et qui lui vaut un prix de l’Académie française : elle reste à découvrir. Aussi  le trouve-t-on,  au cœur de toutes les activités et de toutes les institutions de l’essor culturel : le festival de Baalbeck, le musée Sursock, L’Orient littéraire, le Pen club…
La personnalité d’Aboussouan le mena à subvertir la notion même de livre. Dans ceux qu’il laisse, tous portant le label « Les Cahiers de l’Est » (Le livre et le Liban, 1982 ; L’architecture libanaise du XVe au XIXe siècle, 1987; De la montagne du Liban à la bastide royale de Fleurance. Mémoires et souvenirs, 2009),  on ne sait pas où finit le livre d’auteur et où commence l’ouvrage dirigé, ni s’il s’agit d’un catalogue d’exposition, de publication d’archives ou d’un objet proprement artistique. Ce qui est sûr, c’est que cet héritage continuera longtemps à ressourcer les recherches et que des œuvres en cours et à venir y reviendront pour trouver une inspiration.