Je n’ai eu ni le plaisir ni l’honneur de connaître de près Camille
Aboussouan (1919-2013), mais la chaleur de son accueil, son amabilité
naturelle, sa faconde riche et précise,
son incroyable culture vous rendaient immédiatement son bienveillant obligé. Quand je lui rendis
visite pour la première fois sur simple appel téléphonique en 1979 alors qu’il était
nommé depuis peu Ambassadeur Délégué
permanent du Liban auprès de l’UNESCO, quelque part près de l’église Saint
Augustin à Paris, il fit preuve d’une prodigalité qui tranchait avec les mœurs
administratives et la réception d’anonymes. Sur les murs de son bureau, la
place donnée à la période du mandat français ne pouvait manquer d’étonner en
ces années troubles. L’hôte se fit un plaisir de me narrer ce qui l’attachait,
ainsi que les siens, à la France et ce que notre pays lui devait. Les Aboussouan sont une famille maronite originaire de Kfar Abou dans le
nord Liban. Elle a émigré en Palestine au 17e siècle et épousé le rite
latin sans que cela altère sa foi : « Souan : pierre dure
et résistance ! ». Son père Négib bey Aboussouan (1875-1950) est né
et a vécu principalement à Jérusalem. Après des études de Droit à la faculté
royale d’Istanbul (1898-1904), il fit une carrière d’avocat dans la ville
sainte. Il fut un des premiers nationaux nommés par le mandat : président
de la cour d’appel de Beyrouth en novembre 1918 et président de la cour de
cassation en juin 1919. En écoutant Camille Aboussouan (il me fut d’une aide
précieuse et enchanteresse pour les 2
ouvrages El Bourj et Sélim Takla ) et en le lisant plus tard, je
découvris ce qui faisait son secret et sa force : une culture indivise qui
dans sa richesse et sa variété ne sépare pas le personnel du familial, le
familial du national, le Liban de la France (sa mère est originaire de
Fleurance dans le Gers), la Méditerranée de la culture, le patrimoine de
l’actualité politique et de l’avant-garde artistique , le présent du passé.
Pour lui, Agénor roi de Tyr et sa fille Europe, la victoire grecque de Salamine
sur les Perses, la chute de Constantinople, l’émirat de Fakhreddine et la
proclamation du Grand Liban…sont également contemporains dans leur densité
historique. L’ex-libris qu’il demanda à Hans Bellmer, sur le conseil de Paul
Éluard, représente, comme les 2 autres qui scellent la propriété de ses
ouvrages, l’enlèvement d’Europe par Zeus. On peut les voir dans The Library of Camille Aboussouan, catalogue établi pour la vente aux
enchères chez Sotheby’s de ses livres, les17 et 18 juin 1993, et parmi les plus
beaux imprimés de la célèbre maison londonienne.
Cette
culture plurielle et indivise, Camille Aboussouan avocat, écrivain, bibliophile
passionné, collectionneur infatigable d’antiquités et d’œuvres d’art, premier traducteur
de Khalil Gibran… sut l’insuffler au Liban des années heureuses, celles qui
vont de l’indépendance à la guerre. De 1945 à 1949, il fait paraître une revue Les Cahiers de l'Est où s’illustrent bien des noms d’Europe
et d’Asie et qui lui vaut un prix de l’Académie française : elle reste à
découvrir. Aussi le trouve-t-on, au cœur de toutes les activités et de toutes
les institutions de l’essor culturel : le festival de Baalbeck, le musée
Sursock, L’Orient littéraire, le Pen club…
La personnalité d’Aboussouan le mena
à subvertir la notion même de livre. Dans ceux qu’il laisse, tous portant le
label « Les Cahiers de l’Est » (Le livre et le Liban, 1982 ; L’architecture
libanaise du XVe au XIXe siècle, 1987; De la montagne du Liban à la
bastide royale de Fleurance. Mémoires et souvenirs, 2009), on ne sait pas où finit le livre d’auteur et
où commence l’ouvrage dirigé, ni s’il s’agit d’un catalogue d’exposition, de
publication d’archives ou d’un objet proprement artistique. Ce qui est sûr,
c’est que cet héritage continuera longtemps à ressourcer les recherches et que
des œuvres en cours et à venir y reviendront pour trouver une inspiration.
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