Friday 8 March 2013

LA RÉPUBLIQUE ISLAMIQUE D’IRAN ENTRE SECTARISME ET POLITIQUE IMPÉRIALE










Waddah Charara: Tawq al ‘amama (L’étau du turban, L’Etat khomeiniste iranien dans le conflit des doctrines et des communautés), Riad el-Rayyes books, 2013, 382pp.

          Pour tous ceux qu’interpelle la question du rapport entre l’islam et l’une de ses branches, le chiisme duodécimain, voire l’une des théories de ce dernier, Wilayat al faqih (la guidance du théologien-juriste) prônée par Khomeini, au foyer dogmatique et structurel de la République islamique d’Iran, on peut désormais recommander un exposé critique et magistral: les 4 premiers chapitres du dernier ouvrage de Waddah Charara dont on commencera par saluer le titre incisif. Le cadi andalou Ibn Hazm (994-1064) avait intitulé son essai sur l’amour, devenu un classique sur la sémiotique de ce sentiment, Tawq al hamâma fî al’ulfati wal  úllâf (le collier de la colombe sur l’amour et les amants). Il a suffi de retenir les deux premiers mots et d’y remplacer une seule lettre pour obtenir un autre titre et évoquer une réalité autrement oppressive Tawq al ‘amâma pour lequel on peut proposer « l’étau du turban »: il indique avec concision l’implacable autorité de religieux sectaires sur les régions, les communautés, les ressources et les individus.
L’ambiguïté « profonde et ample», selon les termes de Charara, loge déjà dans la formulation de la Constitution de 1979. Celle-ci institue la République islamique et affirme avoir été adoptée « à une majorité de 98,2%  de l’ensemble des personnes qui ont  le droit de vote ». Le premier « principe » (i.e. article)  parle du « règne du droit et de la justice du Coran », mais le deuxième, en énumérant les 6 fondements de  la République islamique,  énonce ainsi le 5ème : « l’imamat, sa direction permanente et son rôle fondamental dans la poursuite de la révolution de l’islam », ce qui relève clairement de la doctrine chiite. Le 12ème «principe » associe dans une même phrase l’islam et le fiqh ja‘farite et les déclare imprescriptibles en Iran : «La religion officielle de l’Iran est l’islam de confession ja‘farite duodécimain et ce principe est éternellement immuable. » Il affirme ensuite que « les autres  confessions islamiques, soit hanéfite, châfeîte, mâlekite, hanbalite  et zeydi» sont « entièrement respectées » et leurs adeptes « libres d’accomplir leurs rites confessionnels conformément à leur fiqh ». L’équivoque de la formulation constitutionnelle vient de ce que le chiisme imamite se voit attribué un double sens: celui de croyance générale et celui de rite et de jurisprudence. Donc, d’une part, la Constitution insinue sans l’affirmer clairement, qu’il revient à la doctrine duodécimaine de définir seule le dogme : l’islam et la « confession » ja‘farite  se trouvent ainsi réunis comme principe originel d’où sont issues, comme secondaires, les autres « confessions ». D’autre part, les sunnites sont distingués des autres « minorités religieuses » (« les seules reconnues » : les zoroastriens, les juifs et les chrétiens) et figurent dans l’islam au même rang que les chiites imamites. Dans les faits cependant, les prérogatives constitutionnelles des sunnites ne se distinguent en rien de celles des « minorités religieuses »  « qui, dans les limites de la Loi, sont libres d’accomplir leurs rites religieux et, quant au statut personnel et à l’éducation religieuse, agissent en conformité avec leur liturgie. » (13ème « principe »). On regrette, soit dit en passant, que dans un ouvrage d’une telle envergure, il est peu question de ces minorités.
Cette ambiguïté constitutionnelle est à la source de nombreuses doléances et revendications de sunnites iraniens contre leurs gouvernants accusés de sectarisme confessionnel : on leur refuse de construire des mosquées, on leur refuse de prier selon leurs rites dans celles prétendument islamiques, et quand on les invite à prier dans des lieux communs, plus d’un rite et plus d’un dogme séparent les 2 grandes communautés de l’Islam et empêchent la prière commune (pp 35-36).
L’ordre (au sens de distinction hiérarchique) chiite/sunnite se greffe dans l’Iran de la République islamique sur un autre, persan/nationalités diverses, au point de se confondre presque avec lui. Charara montre que cette identification n’est ni sans effets économiques (la distribution directe des ressources aboutit à un chômage permanent et à une inflation à 2 chiffres) ni sans histoire : elle a suivi un cheminement contemporain de « purification » de la société et de l’État visant tous les récalcitrants à la « ligne de l’imam », cheminement qui ne s’interrompt pas de la révolte multipolaire contre le Chah à la guerre d’Iraq en passant par l’occupation de l’ambassade américaine à Téhéran…Mais ce processus qui donne une large place aux moussaouis, descendants comme Khomeini du 7e imam et surtout la préséance aux habitants des 3 provinces « pures » par leur appartenance persane et chiite (Ispahan, Fars et Yazd : 10% de la population,  75% des postes clés mais aussi 70-80% des morts de la guerre d’Iraq) s’inscrit dans la longue durée : un Iran millénaire qui sert de « porte terrestre aux Indes, de barrage contre l’expansion russe en Asie centrale, de [pays] jumeau de la Turquie, de correspondant de l’Arabie et de contrôleur du « grand » bassin pétrolier », un Iran qui a trouvé dans la dynastie séfévide (1501-1722), « à l’origine sunnite, turque et soufie », un acteur pour se préserver de l’Empire ottoman et de l’islam sunnite, répandre le chiisme duodécimain et créer un vaste empire où  gouverneur et sujets se sont trouvés unis « dans une entité nationale et mystique. »
Face à la composante persane chiite, les autres nationalités de l’Iran actuel, à l’exception des béloutches très majoritairement sunnites, n’appartiennent pas à une seule communauté (les kurdes sont sunnites à 75%, les arabes chiites à 80%...), ce qui n’empêche nullement diverses persécutions allant de l’assassinat et du nettoyage ethnique à l’emprise culturelle brute. Mais mieux vaut, pour le dédale des détails et des étapes, lire l’ouvrage lui-même dont nous n’avons résumé qu’une partie puisqu’il est largement consacré aux politiques impériales de l’Iran du Liban au Yémen en passant par l’Iraq et la Palestine…
Réunissant principalement des articles de la dernière décennie au gré des événements et loin des foules, l’ouvrage de Waddah Charara, doté d’une préface inédite, se présente comme une somme structurée et passionnante.                  

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