Saturday 25 May 2013

MIREILLE KASSAR, LA LIMITE ET L'ILLIMITÉ










LA Conférence des oiseaux, Galerie Agial, mai 2013

Dans la mesure où elle est valeur positive, la modernité dans l’art n’est pas d’innover, mais d’interroger, de s’interroger sur ce qui constitue la substance de ce faire qui ne cessera dans son aboutissement de fuir. D’échapper. Aux amateurs, aux partisans de bouclages comme à l’artiste lui même. Elle est dans la recherche de sa propre limite et dans le sabordage de soi aux franges de l’illimité.
    L’œuvre de Mireille Kassar dans son actuel épanouissement (terme O combien paradoxal pour des actes aussi franchement dépouillés) est toute dans l’accueil du péril en la demeure. La forme se dilue dans la matière et la matière est mutine dans sa docilité. Mais voici que le fond se structure en lignes fugitives et en bris et débris de choses ou de membres en naufrage. Les couleurs sont si diminuées qu’on semble assister aux efforts de la lumière pour naître.

    Elle se manifeste finalement, la belle et douce clarté,  et avec elle une peinture exigeante qui s’exalte de tenter sa rudimentaire essence.

  *Les termes de limite et d’illimité (apeiron)sont employés dans le sens que leur donne Platon dans le Philèbe : la première est principe de loi et d’ordre, le second d’indétermination et de chaos. Ces 2 catégories, auxquelles il ajoute le mixte et la cause, valent dans les domaines éthique, esthétique et gnoséologique.    

Monday 20 May 2013

RODÉO : LE LANCEMENT À BEYROUTH









Le jeudi 16 mai 2013 à Mansion Zouqâq al Bilâtt, de 14 à 16h.

Mansion, la belle et vaste bâtisse jaune ne semblait sortir de La Grande maison des Nassar de Charif Majdalani[1] que pour aller au ‘Ayn Wardi[2] des Baz de Jabbour Douaihy (les 2 auteurs étaient là). Mais une âme duelle a pris en mains la renaissance matérielle et culturelle du lieu. Il était revenu à Sandra Iché, l'une de ses faces, d’orchestrer le numéro 2 de Rodéo –paru en mars 2013 à Lyon- et surtout son pivot, l'entretien accordé par Michel Foucault à Farès Sassine en 1979.
Beaucoup de ceux qui ont lu ou pu lire l'entretien à sa parution en arabe au Nahar ‘Arabî wad Duwalî[3] étaient présents. Ils avaient semblé, les instants d’avant, chercher l’endroit comme les aveugles de Breughel : Mohamad Wehbi, Najib Khazzaka, Antoine Courban, Melhem Chaoul… Il y avait là bien des générations, la mienne, celle Sandra, celle de Caroline Hatem et de Alia Hamdan...Le peintre résident Ghassan Halwani  s'était même payé le luxe de naître l'année où l'entretien se déroula. Laure de Selys, à qui ce numéro de Rodéo devait tant techniquement et artistiquement était là amusée et sage. Farès Chalabi auteur d'un article en marge du dossier sur le sectarisme au Liban trouva lui aussi que l'heure, trop avancée ou trop tardive, n'était pas propre aux débats trop sérieux.
Haytham al Amine lut sa recréation fidèle en prosodie arabe du poème de Mallarmé « Las de l'amer repos » après l'avoir écouté récité par moi. Bojana Cvejic cherchait si on pouvait tirer de là quelque  chose pour la Théorie ou la danse. Mireille Kassar partit trop tôt pour nous faire apprécier sa voix de soprano dans une « leçon de ténèbres » de Couperin.  Saleh Barakat, l’infatigable animateur de la Galerie Agial avait eu, comme toujours, le bon flair d’une belle occasion culturelle. Michel Choueiri, de la librairie El Bourj se préparait à diffuser RODEO  en librairie. Angelo Beaini, photographe montant, était muni d'une caméra cachée et c'est à lui que nous devons les belles photos. Il venait de retrouver son camarade d'université et ami, le columnist d’avenir Roger Outa. Stéphanie Dujols, traductrice de bien des romans arabes,alexandrine et auvergnate, semblait réincarner la chanson de Brassens tant elle s’occupait de chacun.







Sandra Iché présenta longuement Rodéo comme foyer de création et d’études, évoqua les thèmes d’avenir. Avec les nombreuses danseuses présentes, l’esprit du Lieues des Tables claudiennes de Lyon ne manquait pas de s’affirmer. J’insistai personnellement sur ce moment ludique et tout de dons que fut la publication par Rodéo de l’entretien inédit de Foucault : Don de Sandra et de Laure à moi et l’inverse, dons réciproques avec Rodéo, don d’outre tombe de Foucault à la revue mais dons de tous à Foucault. Désormais cette ultime entrevue du penseur sur sa position iranienne
                                          …met à jamais sa borne
Aux noirs vols du blasphème épars dans le futur[4]   
 Franck Mermier, présent à Beyrouth et qui profitait de la rencontre pour revoir ses nombreux amis, s’enquit de la réception par les intellectuels de l’entretien de 1979.
Mansion avait préparé une table d’hôte généreuse. On l’attaqua sans interrompre retrouvailles et concilabules




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[1] Charif Majdalani :Histoire de la Grande Maison, Seuil, 2005
[2] Le roman de Jabbour Douaihi paru sous ce titre en arabe a été publié en traduction français chez Actes Sud sous un autre : Rose Fountain Motel, 2009.
[3] L’hebdomadaire paraissait alors à Paris.
[4] Derniers vers du poème de Mallarmé: Le Tombeau d’Edgar Poe.

Friday 3 May 2013

LIBAN: DU MARIAGE CIVIL À LA RÉPUBLIQUE CIVILE












Talal al-Husseini: Az zawâj al madanî; al haqq wal ‘aqd ‘ala al arâdî allubnâniyya (Le Mariage civil; Le droit et le contrat sur le territoire libanais) Dar al Saqi, 176pp, 2013.

          L'ouvrage de Talal al-Husseini sur Le Mariage civil aurait pu se lire comme le récit d'un combat juridique et d'une victoire au Liban du droit, de l'Etat, de la citoyenneté et des jeunes générations avides de liberté et d’égalité si la densité du propos, la rigueur de l'écriture, l'étendue de l'enquête historique ne donnaient à ce livre mince une toute autre ampleur. L'argumentation déployée ici a servi de fondement juridique au premier mariage civil contracté entre deux Libanais sur le sol de leur patrie en 2012 et le ministre de la justice, après avis positif  de la haute instance consultative de son ministère (11/2/2013), a confirmé la validité d'un tel contrat entre citoyens libanais n'appartenant pas à une communauté de statut personnel. Le ministre de l'intérieur  à qui il ne revenait pas de se prononcer sur la légalité ou non légalité d'un tel acte, surtout après avoir sollicité la même institution et reçu le même avis, a fini par signer l’enregistrement du premier mariage contracté (25/4/2013), mais non sans quelque confusion et contradictions dans les termes. Quand une guerre est gagnée, il faut encore la gagner, disait un stratège.
          À l'heure où la distance va grandissant au Liban, pour ne pas mentionner l’ailleurs arabe, entre Théorie et perspectives de reformes éclairées, d'une part, et pratiques politiciennes décadentes, obscurantistes et  sectaires, de l'autre, la contribution de Talal al Husseini ouvre, pour les partisans du renouveau, une brèche et montre, pour les réprobateurs d'un ordre apparemment muré et soumis aux forces du fait accompli, un chemin. On peut voir aussi comment la précision de l’argumentation, l’attention portée aux textes législatifs reliés à leur arrière-plan historique, les liens tissés entre points de détail et tableaux d’ensemble, entre lois et histoire, le soin donné au langage comme moyen d’expression concis et exigeant et comme objet d’étude…ont fait du mariage civil sur le sol libanais, pour personnes ayant rayé des registres d’état civil leur appartenance à une communauté, une thèse que nulle personne de bon sens et de droite intention ne peut refuser. L’auteur justifie son recours à « des connaissances linguistiques, logiques et historiques » par la nécessité de contrecarrer une « mentalité communautaire bien ancrée ». Dans sa préface, il ramasse son plaidoyer (et résume son livre) en 8 propositions raisonnées, denses, nettes, adroitement articulées et très difficiles à réfuter.    

          Le droit au mariage civil, le Libanais le puise dans le préambule de la constitution qui stipule dans son point (b) que le Liban est « engagé (multazim)…par la Déclaration universelle des Droits de l’homme ». Celle- ci, adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies le 10/12/1948, affirme dans son article 16 : « 1. A partir de l'âge nubile, l'homme et la femme, sans aucune restriction quant à la race, la nationalité ou la religion, ont le droit de se marier et de fonder une famille. Ils ont des droits égaux au regard du mariage, durant le mariage et lors de sa dissolution. 2. Le mariage ne peut être conclu qu'avec le libre et plein consentement des futurs époux. 3. La famille est l'élément naturel et fondamental de la société et a droit à la protection de la société et de l'Etat.» Il le trouve dans les articles 7 et 9 de cette même constitution qui ont trait à l’égalité de tous devant la loi et à « la liberté de conscience…absolue » des citoyens. Il y est conforté par le code de procédure civile (art. 4) qui rend le juge « coupable de déni de justice » s’il s’abstient  de faire régner le droit « sous prétexte du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de la loi ».

          Spécifiquement, ce droit se trouve inscrit dans l’arrêté législatif No 60 L. R. du 13 mars 1936 (modifié par les arrêtés 146 L. R. du 18 novembre 1938 et 53 L.R. du 30 mars 1939) promulgué par le comte Damien de Martel,  haut commissaire de la République française, puissance mandataire en vertu du Pacte de la Société Des Nations (signé à Versailles le 28/7/1919) en application de la Charte du mandat (ratifiée par la SDN le 24/7/1922). Husseini, utilisant bien des travaux dont les recherches de Rabbath mais aussi les archives de Nantes (hommage soit rendu ici à Nadine Méouchi, initiatrice) marque le bien fondé légal de cet arrêté et en éclaire les intentions par les acteurs politiques de l’époque à Paris et Genève (Arstide Briand, Albert Sarraut, Robert de Caix…) comme à Beyrouth (Gennardi, inspecteur général des waqfs, Kieffer, Mazas…).
          A coté des  communautés « à statut personnel » ou « communautés historiques » reconnues légalement sous des conditions énoncées dans l’article premier et explicitées dans l’article 4 (l’annexe les énumère et les divise en chrétiennes, musulmanes et israélites), l’arrêté ajoute une nouvelle catégorie,  « les communautés  de droit commun ». Celles-ci « organisent et administrent leurs affaires dans les limites de la législation civile » (art.14). Cette catégorie n’est pas « une simple vue de l’esprit, sans possibilité de liaison avec la réalité concrète » comme l’écrivait Rabbath, pourtant grand connaisseur,  car il a toujours existé des communautés non reconnues (yazidis, baha’is, les protestants avant l’arrêté 146 L. R. de 1938…) et des milliers de Libanais inscrits dans les registres comme « sans religion » ou « sans communauté »…Elle n’est pas tributaire d’  « une » loi à venir, mais de « la » législation ou de « la » loi civile, l’article défini ne pouvant prêter à confusion après avoir été prospecté dans ses usages grammaticaux et sémantiques. Il faut voir aussi avec quelle dextérité Husseini fait un usage créatif du principe logique du tiers exclu.
          Ce que l’arrêté de 1936 consacre, c’est « la reconnaissance de l’existence d’un État et de la souveraineté de sa loi civile, dans les limites de la reconnaissance des communautés et de leurs lois de statuts personnels, ceci et cela dans les limites de la reconnaissance de l’existence d’individus et de leurs droits humains » (p. 53). L’harmonie de ces éléments n’est pas préétablie, mais se trouve être l’objet d’efforts permanents d’ajustement et « le moment historique » où fut promulguée cette loi est « un moment de gestation dans l’histoire de l’État libanais et du peuple libanais, moment qui se perpétue jusqu’à nos jours. » Dans le mémorandum du 7 juin 1934 qui vise à préparer cet arrêté, Gennardi affirme que la « règle fondamentale » est « la suprématie du pouvoir civil » et écrit : « cette réforme…doit permettre à toute communauté d’obtenir sous des conditions à déterminer, sa reconnaissance légale, et à tout individu de se soustraire à une loi confessionnelle dans les matières relatives à son statut personnel. »
          Plaidoyer pour une cause bien limitée et soucieux de son succès,  l’essai sur le mariage civil multiplie ses recoins, annonce d’autres combats à venir et met le doigt sur nombre de questions à traiter. Chemin faisant, il ne finit pas de marquer  ses prestations théoriques : réévaluation de pans importants de l’action mandataire, polémique muette contre un laïcisme paresseux et stérile, multidisciplinarité et bons usages de 2 cultures…Mais le principal message demeure l’attachement au « projet libanais »,  « projet d’un peuple qui mérite la souveraineté dans un État qui lui appartient ».