Thursday 6 June 2013

L’INIMITABLE ET MIRACULEUX MUTANABBÎ












Sa poésie est-elle « une conception puissante et singulière de la foi » ou une vision profane du monde ?

Patrick Mégarbané: Mutanabbî, le prophète armé, 400pp, Sindbad Actes Sud, 2013. Mutanabbî : Le livre des Sabres, Choix de poèmes, Édition bilingue, Sindbad, Traduit de l’arabe, présenté et annoté par Patrick Mégarbané et Hoa Hoï Vuong, Sindbad, 2012.

          De prime abord, le titre de l’ouvrage Mutanabbî, le prophète armé choque. D’abord parce qu’il manque d’originalité : venant de Machiavel (Savonarole aurait été un « prophète désarmé »), il passe par Deutscher qui caractérise ainsi  le premier Trotski. Ensuite parce qu’il sied mal au grand poète arabe (915-965)  qui par son sobriquet d’Al Mutanabbî, le prétendant à la prophétie, a fait de sa prétention l’égale, au moins, de la mission sacrée[1] et qui nonobstant  ses faits d’armes, ses métaphores et thématiques guerrières nous demeure présent par le verbe, le vers et le poème. Mais le projet même de Patrick Mégarbané, la finesse de ses analyses, l’ampleur de son érudition et surtout la mise en cause de bien des idées reçues donnent à son livre un poids énorme et en font un passage capital pour toute étude et lecture futures du grand poète.
          Le projet consiste à lire Mutanabbî pour saisir ce qui lui vaut le rang sans rival dont il jouit dans la tradition poétique arabe depuis près de onze siècles. Le commentaire que Al Ma‘arrî (973-1057) lui a consacré porte pour titre Mu‘jiz Ahmad ce qui, vu que le second prénom d’Abû t-Tayyib est Ahmad, semble non seulement rendre Mutanabbî inimitable et ressortissant du miracle (mu‘jiz)[2] mais le présenter en concurrent du livre saint de l’islam dont l’i‘jâz (l’impuissance et l’incapacité à l’imiter)[3] est avancé comme une sinon la preuve probante du Message même. La teneur de l’éloge d’une aussi grande  autorité littéraire[4] vient à bout des contestations dont Mutanabbî est parfois, et de son temps déjà,  l’objet[5]. Elle donne une assise à ce que Mégarbané appelle avec raison « l’inébranlable ferveur de l’Orient » pour celui qu’il considère comme son plus grand poète. 
          Ce projet est d’autant plus radical qu’il s’oppose à une double lecture, celle de l’orientalisme et celle de la pensée arabe contemporaine. Régis Blachère consacre à  Abou t-Tayyib en 1935 une monographie[6] qui demeure l’ouvrage de référence et qui, sans « tricher » avec l’œuvre, en « propose une interprétation plate et ingrate » : Mutanabbî est un révolté qui s’inspire des principes qarmates pour son propre compte, c’est un poète appointé dont le fond insipide est revêtu avec peine par une forme travaillée…Quant à l’immense fortune de l’œuvre, Blachère, qui a été le plus loin pour tenter d’en rendre compte, évoque pour l’expliquer de nombreux arguments (« la bédouinité », « le ton épique », « le nombre de développements gnomiques », « un lyrisme d’ordre philosophique ») auxquels, dit Mégarbané,  il « ne croit pas vraiment…A peine allègue-t-il une raison qu’aussitôt il la réfute. » La critique arabe contemporaine ou bien s’est mise dans le sillage de Blachère (tel Taha Hussein) ou bien s’est trouvée incapable de « formaliser ce qui pourtant la fascine et la meut profondément. »
          La démarche de Mégarbané demeure très proche des poèmes de Mutanabbî, autant ceux qu’il a traduits avec un indéniable tact poétique (en collaboration avec Hoa Hoï Vuong) que ceux dont il n’a traduit - pour les citer dans son exégèse- que des fragments et auxquels il se réfère dans le Diwan originel. Elle  les suit chronologiquement en leurs quatre grandes époques : l’errance première, les périodes hamdanide (948-957), kafûrienne (957-962), buyide (962-965) les liant à l’épopée personnelle du chantre et mettant au jour ce qui caractérise chacune d’elle sur les divers plans. Elle utilise pour les appréhender « comme de simples outils » mais « d’une redoutable efficacité » les pensées de Nietzsche et de Deleuze (les forces active et réactive, le ressentiment…) Elle repère un réseau métaphorique qui trouve place dans un champ conceptuel où s’affirme un monde de conflits et d’illusion faisant place à une éthique noble de héros et à une esthétique de poète créateur. Elle fonde enfin cette puissante vision incarnée dans la qasîda et se renouvelant en elle et par elle  dans « le sens intime de l’islam » et « une conception puissante et singulière de la foi ».
          La richesse des analyses de Mégarbané et la densité de son texte rendent toute tentative de les résumer ici illusoire. Mais il nous faut convenir qu’elles ouvrent grande la voie à une exégèse de Mutanabbî digne de lui et qui saisit toute sa force. Ce que nous admettons moins, c’est l’ancrage du poète dans la foi alors que l’évidence poétique de cette œuvre (comme de celle de Ma‘arrî, plus explicitement philosophique) nous semble être dans une vision séculière du monde. Il faut dire que Mégarbané  n’est jamais totalement dupe de son érudition, que son islam est fuyant de sunnisme en chi‘isme en ismaélisme en autres ghulât et ce jusque Alamût Qu’il n’expose ses hypothèses qu’en les accompagnant de propos sur « l’équivoque »[7] possible, les paradoxes répétés[8], « l’ironie »[9] présente et les « sacrilèges »[10] certains.
          Mutanabbî a bien des accointances avec des idéologies religieuses, mais il ne cessera de nous renvoyer une image profane et libératrice.

* Partie d'un ex-libris représentant le chatr (hémistiche) d'un vers de Mutanabbî: "J'ai fréquenté Aristote et Alexandre" ainsi qu'un ivoire antique du Musée d'Alep figurant la lutte de deux sphynges.




[1] En langage beethovenien : il y a des centaines de prophètes (nabî), mais un seul Mutanabbî !
[2] Interprétation un peu différente de celle de l’auteur (p. 51)

[3] Cf. Dictionnaire du Coran, dir M.A. Amir-Moezzi, Paris, 2007, Art. « Inimitabilité » du Coran.  

[4] Sans en faire comme Mégarbané, l’autre “plus grand maître”de la langue arabe (p. 389) . Les poètes des mu’allaqât antéislamiques, Abû Tammâm, Jâhiz, Ibn Khaldoun…mériteraient aussi bien ce qualificatif. 
[5] On trouvera une petite liste des détracteurs de Mutanabbî et de leurs œuvres p. 37 et suivantes.
[6] Un poète arabe du IVe siècle de l’hégire, Abou t-Tayyib Al-Motannabî, Paris, 1935.
[7] « Et cette rhétorique, qui n’est jamais exempte d’équivoque… »p. 194.
[8] P. 322 et suivantes.
[9] « À mesure des poèmes, l’ironie des éloges ira croissante. » p. 113 et plus haut p. 112 et ailleurs.
[10] “Au delà du lyrisme et de l’emphase, ces discours sont doublement sacrilèges : aux oreilles d’un shiite légitimiste autant que pour un sunnite, ils sonnent comme un crime de lèse-majesté divine et humaine, un forfait passible de peine capitale. »  P. 195.

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