François Bon: Proust
est une fiction, Fiction & Cie, Seuil, 2013, 318pp.
« J’ouvre Proust pour
cet espace ouvert et nocturne, qui élargit ou distend le rapport que j’entretiens avec moi-même, et le met en vibration, tremblement,
travail. »
Il y a, dans le projet de François Bon de faire de Proust une
fiction, peu ou prou de l’entreprise du Pierre Ménard de J. L. Borges, cité
quelque part dans ce livre, de réécrire à l’identique le Don Quichotte de
Cervantès : non pas « abréger » le texte (300 pages au lieu de
3000), ce qui en ferait un produit de « supermarché », ni en faire
une simple analyse critique, si riche qu’elle puisse être, mais le répéter en
le reconstruisant et en le déconstruisant. Le livre a d’ailleurs pour incipit
la phrase qui inaugure A la Recherche du temps perdu (« Longtemps,
je me suis couché de bonne heure ») ; son chapitre final est un
entretien de Proust, accordé en 1913, qui énonce clairement ce que l’ouvrage s’est évertué à démontrer.
Cette répétition, Bon ne l’obtient pas, ou pas
seulement, par la connaissance passionnée et incomparable de l’ouvrage
originaire, de son auteur, des lieux décrits, du temps écoulé. Il la conquiert par
la phrase ample et rythmée du maître qu’il analyse et reprend à son
compte ; par la succession de cent chapitres d’inégale longueur, mêlant
dans leurs titres et sous-titres, comme dans le reste du texte, Marcel Proust
et François Bon, ce dernier tentant de « télescoper » (terme
deleuzien) encore plus les phrases du premier. On croit que les rubriques se
suivent sans logique contraignante dans l’ordre chronologique où elles parurent
sur le blog de Bon, le Tiers livre ; toutefois, on peut risquer à leur
endroit ce que dit l’auteur sur l’enchaînement des « plaques » ou
« nappes » dans La Recherche (« comptent ces plaques
narratives qu’il organise et non la causalité narrative qui fait que l’une suit
l’autre »). Enfin et surtout, deux traits liés induisent à trouver dans la
fiction de Bon un Proust redoublé. Le « mouvement circulaire »
qui rend possible la Recherche (le livre que le narrateur décide
d’écrire à la fin du Temps retrouvé existe puisqu’on vient de le
terminer) se refait dans Proust est une fiction puisqu’on recouvre à la
fin ce que l’on a envisagé au début : partis de la puissance
« hypnotisante » de la lecture et de la relecture de Proust, on les
retrouve à la fin. Second trait : ce qu’elles révèlent ou ce qu’elles
produisent, c’est dans le soi ou le rapport à soi : « J’ouvre Proust
pour cet espace ouvert et nocturne, qui élargit ou distend le rapport que
j’entretiens avec moi-même, et le met en vibration, tremblement,
travail. » Marcel avait écrit, moins simplement qu’il ne paraît :
« En réalité chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi
même. »
Ce qui précède n’épuise pas le coté fiction du livre
de Bon et l’auteur a imaginé de nombreuses scènes de rencontres et d’échanges
entre Proust (1871-1927) et Baudelaire (1821-1867), « celui à qui Proust
parlait en permanence ». Souvent dignes d’intérêt et plus ou moins
éclairantes, inventives et appuyées sur les textes des deux auteurs, elles ne
forment pas le grand attrait de l’ouvrage. Des éléments biographiques peuvent
aussi figurer dans le registre fictionnel comme l’hypothèse
« plausible », mais « statistiquement faible» d’un Marcel fils
naturel d’Isidore Ducasse, comte de Lautréamont ; ce qui est avéré, c’est
que, hanté par cette idée, il a racheté le piano droit devant lequel ce dernier
écrivait assis tous les soirs à l’hôtel et il l’eut sous les yeux dans sa
chambre durant toute la composition de la Recherche.
Mais ce qui donne au livre de Bon son ossature et son
contenu, c’est cette exploration minutieuse du détail comme de l’architecture
du grand opus proustien et du rapport entre les deux. L’auteur d’A la
Recherche du temps perdu est « si vaste et si complexe », (« inépuisable »
selon le mot de Claude Simon), qu’on n’est pas étonné de rencontrer ici une
foule de personnages, un grand nombre de
péripéties, de très belles phrases qui nous avaient totalement échappé. De
même, la mise sur ordinateur du texte et l’étude poussée des manuscrits,
principalement due à J.-Y. Tadié pour la seconde édition de la Pléiade, sont
mises à profit : on peut ainsi savoir que le mot
« photographie » a été utilisé 198 fois dans la Recherche, que
l’adverbe « longtemps » ne commence que 2 phrases dans les 7 volumes,
quelles sont les occurrences comparées des vocables « morne » et
« triste » chez Baudelaire et Proust…Au-delà de ce qui a été avancé,
la richesse de l’ouvrage est tout entière dans la qualité des analyses et dans
les éclairages nouveaux qui, sans renier leur dette envers maint critique,
écrivain et philosophe, font mieux ressortir le travail du texte.
« Proust surgit à l’exact moment où la médiation
technologique devient incontournable dans le rapport au quotidien. »
L’électricité fait son entrée dans les demeures aisées, le téléphone suit, la photographie,
le film, le phonographe changent le rapport aux personnes et aux objets,
l’automobile, l’avion redessinent l’espace et le temps. L’impact de ces
inventions est d’autant plus grand que l’univers proustien « incarne la
permanence » et ne connaît d’autre médiation que le livre. La Recherche
prend la modernité par les cornes, nomme les nouveautés et en fait un usage
narratif. Témoin le téléphone utilisé par Saint-Loup jaloux pour demander à la
femme de chambre de surveiller sa maîtresse, ou ainsi décrit par le
narrateur : « Et aussitôt que notre appel a retenti, dans la nuit
pleine d’apparitions sur laquelle nos oreilles s’ouvrent seules, un bruit
léger-un bruit abstrait-celui de la distance supprimée-et la voix de l’être
cher s’adresse à vous. » Ailleurs, l’odeur de pétrole et la fumée des pots
d’échappement « était comme un symbole de bondissement et de
puissance… »
Qu’il revisite le passage célèbre de la madeleine
(l’évocation n’est pas tournée chez Proust vers le passé, ou le passé propre du
narrateur, mais vers un futur à naître de la force de l’écriture :
« incertitude, toutes les fois que l’esprit se sent dépassé par
lui-même : quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il
doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher ? pas
seulement : créer. Il est en face de quelque chose qui n’est pas encore et
que seul il peut réaliser… »), qu’il se penche sur la phrase musicale ou
littéraire ou les « phrases bancales » du dernier volume, ou encore sur
le rapport de « zones-temps étirées parfaitement dénombrables, et chacune
liée à un point spatial tout aussi précis » (une soirée dépeinte en 140
pages, une autre en 160) aux avatars événementiels…les analyses de François Bon
déplient merveilleusement les nappes de la Recherche.
Proust est une fiction ? oui, dans la
mesure où la fiction est la plus réelle des réalités.
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