LA BANALITÉ DU BIEN...
ET SON INVOLONTAIRE BEAUTÉ
ET SON INVOLONTAIRE BEAUTÉ
Elias Sanbar (direction): Jérusalem
et la Palestine, Le fonds photographique de l’École biblique de Jérusalem, Hazan, 2013, 200pp.
Loin d’être, ou d’être seulement, un album d’images
nostalgique de la
Palestine et de Jérusalem avant la Nakba de 1948, l’ouvrage que vient de
diriger Elias Sanbar autour de photos choisies (près de 200, la plupart
inédites) du fonds unique de l’École biblique de Jérusalem (plus de 15,000) ne
peut être approché que par une démarche en colimaçon, proche des excursions de
la « caravane biblique » par laquelle l’École, professeurs et
étudiants, étendait son exploration de la Ville sainte à toute sa Terre.
Il y a les photos à scruter, foyer de l’œuvre; les légendes copieuses à lire
pour se doter des instruments indispensables à ce travail exigeant; une carte
du fonds photographique révélé arrimée à un historique de l’institution qui s’en
est dotée (le texte final de Jean-Michel de Tarragon, chargé de la photothèque de
l’École biblique depuis 1994) ; une interrogation de la nature du regard
porté par les images montrées (le texte introductif d’Élias Sanbar :
Photographier la Terre sainte ?) ; enfin trois études historiques,
riches et sereines, d’auteurs chevronnés sur la période dévisagée qui se
reflète dans les photos. Mais si le déplacement continuel d’une instance à l’autre
prend le lecteur dans une quasi tourmente, on peut dire, sans exagération aucune,
qu’il est à la fois stimulant, plein d’enseignements et fécond.
L’École biblique et archéologique de Jérusalem est un petit
institut de recherche fondé en 1890 par le père Lagrange dans le couvent
Saint-Étienne acquis par les pères dominicains en 1882, à 300 mètres au nord de
la muraille de Jérusalem. Calquée sur le modèle sorbonnard de l’École pratique
des hautes études, elle cherchait à étudier la Bible en son contexte physique
et naturel et initiait ses étudiants, par des excursions régulières et sur le
terrain, à des disciplines diverses (épigraphie, archéologie, géographie
historique…) Sa pratique photographique, dans une perspective positiviste et une
grande maîtrise des thèmes abordés, fut
« celle d’autodidactes pour ce qui est de la technique ». La visée
scientifique à usage interne et au service de publications effectives ou
envisagées prédominait et n’était qu’involontairement artistique, suivant la
sensibilité et la culture des pères photographes. Le fond appartient
aujourd’hui à la communauté dominicaine et est constitué essentiellement de
plaques de verre, la plupart en négatif. Une mine inépuisable pour la
prospection de ces décades capitales.
La première des études historiques signée Salim Tamari,
professeur de sociologie et d’histoire sociale à l’université de Bir Zeit,
examine l’émergence de l’espace public urbain en Palestine. L’auteur l’envisage
à partir de trois villes étroitement liées dans la planification :
Jérusalem, capitale régionale, Jaffa, ville portuaire et Bi’r al-Sab‘, ville
garnison. Il montre, à la suite d’André Raymond et de Zeynep Çelik, que les
plans urbains britanniques, de 1918 à 1930, s’inscrivent dans le sillage de
plans ottomans modernisateurs encadrés par l’ordonnance de 1877. Tout en
intégrant le devenir palestinien dans l’ensemble des provinces de l’Empire
(Beyrouth, Smyrne, Damas…), l’étude met en relief le double statut -
périphérique et capital - pris par la Palestine pour l’administration d’Istanbul
dans la foulée des Tanzimat (réformes) et la nouvelle politique
centralisatrice. De grandes places furent créées en vue des défilés militaires
et des cérémonies impériales ainsi que des espaces de loisirs pour la
bourgeoisie. Les lignes de séparation entre domaines privé et public
explosèrent. « Le processus de croissance engendra des disparités, tant au
sein des villes qu’entre leurs régions respectives ». À travers les images
qui accompagnent le texte ou le suivent, le cours des choses est palpable.
La deuxième étude - due à un autre universitaire de Bir
Zeit, Nazmi Al-Jubeh, - est centrée sur Jérusalem. Elle montre le retour,
« sept siècles après les croisades », de l’architecture occidentale
dans la ville avec la fin de la guerre de Crimée (1856) et la prépondérance des
puissances européennes. «Églises, couvents, écoles, hospices, auberges firent
leur apparition, modifiant l’aspect de la ville, occupant les parcelles
laissées vides après les tremblements de terre, aux XVIIe et XVIIIe siècles notamment. »
Deux villes naissent côte à côte et un transfert de population a lieu, les
juifs quittant la vieille ville pour un nouveau quartier à l’ouest exclusivement
leur. Les tensions qui naissent alors n’ont pas lieu uniquement entre les
communautés, mais à l’intérieur de chacune (ashkénazes et séfarades, juifs qaraïtes,
juifs yéménites qui s’installent au village palestinien de Silwan…) Le
« savant mélange de styles » intégrant des éléments locaux et
employant exclusivement la pierre de Jérusalem qui caractérise les nouvelles
constructions trouve une place de choix dans les photos.
Le pèlerinage annuel (mawsim) au sanctuaire musulman
du Nabî Musâ, situé à 27 km de Jérusalem et non reconnu par les deux autres
religions, est l’objet d’une étude de l’anthropologue Emma Aubin-Boltanski.
Elle en montre les tenants familiaux (place prépondérante des Husseini) et
décrit sa dérive en événement politique (1911 et 1920). Des images nombreuses
et superbes au texte argumenté, le passage est limpide et direct.
Il n’est que naturel de finir par où le livre
commence : l’interrogation d’Elias Sanbar, radicale dans son principe,
simple dans son aboutissement. « Qu’est-ce qu’une image de la
sainteté ? » La réponse est cinglante, humaine, profane, prosaïque et
poétique : à travers le prisme austère et fidèle des dominicains, la
Palestine est « le pays simple des gens simples » saisis dans leur
« banalité ordinaire ». Qu’y a-t-il de plus attachant ?
No comments:
Post a Comment