Wednesday 23 April 2014

FAROUK MARDAM BEY 1999





 À Fayez Malass

Il lance une nouvelle collection, par lui baptisée « L'Orient gourmand », dans le département Sindbad qu'il dirige aux éditions Actes  Sud, et signe deux des quatre titres qui l'inaugurent: à se demander où donc nous mène Farouk Mardam-Bey et s'il est un ange chu d'un paradis trop terrestre ou le Satan d'une subversion de l'Occident par la cuisine arabe et méditerranéenne? Ce funambule des exils a toujours eu le doigté de faire passer pour « naturelles » ses prises de position. Pourtant, l'ampleur de leurs paradoxes ne nous a jamais échappé: omeyyade quand on le pensait soixante-huitard, palestinien quand on le croyait syrien, libanais quand on l'apprivoisait palestinien, attaché à la prééminence égyptienne face aux rodomontades de quelqu’ arabe d'Asie, maghrébin d'un Maghreb ligne de fuite et traditions andalouses  préservées, ottoman face aux panarabes, persan face aux ottomanistes, taste-vin quand on le cloisonnait dans l'Islam, poète dès qu'on le présumait militant, explorateur d'amazones (fleuves et guérillères) quand on se fiait à sa toux, à sa bonhomie, à sa passion érudite et à son amour des beaux livres... Damascène toujours? Peut-être à condition de souligner son appartenance à une cité elle-même exilée, “hors des saisons comme une essence”[1] et de secouer sa lignée ancestrale[2] par une prodigalité étrangère aux mœurs des habitants de cette ville réputés ne laisser à leurs convives d'une nuit que le maigre choix entre « un dîner très simple » (Hawâdir al-bayt) et un « somme léger ». Mais avant de revenir au personnage, étoffons le dossier.
Les titres de « L'Orient gourmand » gardent la silhouette allongée des formats par lesquels s'est rendue célèbre la maison mère, mais gagnent en surface pour ressembler à des menus de grands restaurants. Certains d'entre eux réservent des pages blanches à la fin de l'ouvrage pour quelque “création” de lecteur ou, plus simplement, pour une recette oubliée ou une variante. Mais tous sont scellés par un fort cartonnage comme pour préserver le nez des rustres des sommes de savoir-faire pétries d'encre: le bey de Damas a bien retenu les leçons d'Amine Nakhlé qui, en “oncle”, le mettait en garde contre les facilités du poète dit “villageois” (Al  Qarawî) et auquel, sauf erreur, il ne fait pas référence. C'est  d'ailleurs par L'Agenda rural d'Amine que nous avions connu le prix du “paradis terrestre” en lisant que le calife abbasside Al-Wâthiq était devenu aveugle parce qu'il avait fait don de ses yeux aux... aubergines.

Ibrahim et Badi‘a

Ceux qui, comme moi, gardent l'eau à la bouche depuis la lecture, sur les bancs de l'école, de la description homérique et rimée de la madîra par Hamazânî liront avec le plus grand intérêt La cuisine des califes du britannique David Waines paru originellement en anglais chez Riad El Rayess sous le titre In a Caliph's kitchen (1989). L'ouvrage, élégamment traduit et joliment et pudiquement illustré, réunit des recettes glanées dans des recueils culinaires arabes échelonnés sur cinq cents ans (IXe-XIIIe siècles) et provenant, pour la plupart, d'Iraq, alors “nombril de l'univers”. La capitale Bagdad, « la plus grande agglomération urbaine de son temps, hors de Chine », ne cessa, durant cette période et en dépit de la décadence du califat, d'imposer son « système de valeurs » au « monde entier », comme le dit un témoin de l'époque cité par Gibb.
L'intérêt scientifique de l'ouvrage est certain car les sources manuscrites arabes sont les seules à combler une lacune historique en matière de cuisinier pratique concernant le Moyen Age tout entier et allant de la compilation attribuée à Apicius (IV-Vèmes siècles) à un fragment d'un “livre de cuisine” du XIVème siècle. « C'est pourquoi il est très surprenant – et tout aussi heureux-que le trésor culinaire du monde médiéval soit si riche de ces vestiges littéraires arabes, source unique et capitale de recettes » (p.13). L'auteur montre comment une métropole impériale dotée d'un arrière-pays agricole (les vallées du Tigre et de l'Euphrate) permit l'émergence d'une “nouvelle vague” culinaire à partir de traditions rurales et grâce au rôle catalyseur joué par la cour et par une élite oisive et de plus en plus raffinée. L'innovation dans la préparation des mets accompagne d'ailleurs ce qu'un spécialiste, Andrew M. Watson, a appelé « une révolution verte médiévale » qui, d'une part, introduit et diffuse de nombreuses cultures vivrières et textiles venues de l'Inde, principalement l'aubergine et l'épinard, et qui, d'autre part, annexe l'été aux saisons de cultures et rend productives des terres et une main d'œuvre auparavant inexploitées en modifiant certaines pratiques agricoles.
Les deux ouvrages sur lesquels s'appuie Waines portent un titre identique: Kitâb al-tabîkh (le livre de la cuisine). L'un est d'Al-warrâq (Xème siècle), l’autre d'Al-Baghdâdî (XIIIème siècle). Mais le personnage principal de la constellation culinaire arabe, celui qui sert de modèle et de pionnier, est la quasi-mythique Abou Ishâq Ibrahim Ibn Al-Mahdi, demi-frère cadet du calife Haroun Al-Rachîd et qui ne lésinait en rien pour parfaire les créations: l'un de ses plats aurait coûté plus de mille dirhams, ce qui révolta le calife même. De sa collaboration avec son esclave et concubine Badi‘a est né le premier livre de cuisine arabe du genre. Il n'en est resté que des fragments, mais ils suffisent pour montrer qu'il visait à l'exhaustivité et que ses préparations étaient empiriques dans leurs approches, novatrices et subtiles.
Les recettes données par l'ouvrage portent presque toutes l'empreinte d'Ibrahîm et il n'est pas accidentel que la première d'entre elles porte le nom d'Ibrahîmiyya: l'emploi du jus de raisin et des amandes en poudre pour cette préparation de viande d'agneau est la signature apposée du Maître. Mais on pourrait choisir d'autres plats dont les noms parlent d'eux mêmes: la Rukhâmiyya (de Rukhâm, marbre) nommée ainsi à cause du contraste de couleurs entre le riz cuit dans le lait et la viande frite; la Narjisiyya, épaule ou gigot d'agneau accompagné d'asperges et cuit au cumin et à la coriandre; la Tuffâhiyya où l'acide de pommes est contrebalancé finement par les amandes moulues, la cannelle et le gingembre... Si ces appellations n'ont pas encore suffi à lever, comme des armées, vos faims et vos appétits, rien ne servira de continuer...

Une blancheur circassienne

Mais fi de l'histoire et de la nostalgie! L'ouvrage de Rudolf El-Kareh: Le mezzé libanais; l'art de la table festive est une heureuse surprise. D'abord parce que cet increvable Rudolf en sort rafraîchi comme une courtisane du XIXème siècle d'un bain de lait d'ânesse. Ensuite pour cet emploi juste et rare du mot « festive » et pour l'évocation nostalgique de chefs dans les replis de la mémoire: Raymond de Rayak et Mikhaîl de générations d'universitaires beyrouthins... enfin pour la célébration d'une table bien vivante, voire même envahissante, avec des formules élégantes et des mots appropriés: “une esthétique en partage”,  “la gastronomie de l'œil” (formule empruntée à Balzac), “la danse des raviers”... Lisons la note sur l'arack et l'eau, elle résume bien le style: « Couper d'eau l'arack ne se résume pas à ajouter une simple rasade d'eau dans un verre (…) une simple “eau de montagne” peut convenir parfaitement. Il faudra, surtout, ne pas brutaliser l'alcool, en particulier s'il s'agit d'un magnifique arack familial, élevé avec soin (…) on reconnaîtra très vite la qualité de l'alcool si la métamorphose laiteuse se fait attendre (…) par petits ajouts patients la blancheur circassienne apparaîtra progressivement. »
Avant de donner ses recettes, El-Kareh cherche à éclairer le sujet par des connaissances linguistiques et historiques. Sans être très approfondies, elles sont pertinentes et souvent appropriées. Sa réflexion sur le mot chayl, employé tout à la fois pour le kichk et l'arack (p.37), et la place donnée à Zahlé et à Zghorta dans la généalogie  du mezzé sont, dans leurs lignes générales, justes. Mais en passant de Rudolf Al-Kareh à Farouk Mardam-Bey, on va de John Sturges à John Ford. Le premier en est sans doute conscient qui écrit: “rien ne ressemble moins à un hommos qu'un autre hommos” (p.73). The Magnificent Seven n’est pas Cheyenne Autumn, mais qui, d'entre nous, n'y a pas pris plaisir?

Le Mardam touch

Farouk Mardam Bey signait ses chroniques intitulées « Saveurs » parues dans Qantara, magazine de l'Institut du Monde Arabe, (et  reprises par L’ Orient-Express de Beyrouth) par un pseudonyme, le nom de son « vénéré maître et ancêtre », Abû al-Hasan Alî bin Nâfi‘ dit Ziryâb, « le merle », chanteur et musicien contraint de s'exiler de Baghdad à Cordoue au IXème siècle. « Son succès fut tel qu'il fut l'arbitre des élégances cordouanes. Ziryâb est à l'origine de cette floraison le poètes légers qui caractériseront l'Espagne du XIème siècle » (Gaston Wiet).
Tout est dans le pseudonyme: l'émigration forcée, la clôture méditerranéenne, les élégances et l'arbitrage, la floraison (L'Orient gourmand), la légèreté, les sens de la composition passé des mots et sons aux ingrédients et plats. Les chroniques sont aujourd'hui réunies dans un volume, mais les parfums de chaque plante ne se perdent pas pour autant dans le bouquet.
L'auteur dégage d'abord un « sujet »: une épice (le safran), des légumes (la fève, l'artichaut, la courge, l'aubergine...), des fruits (l'olive, la date, l'abricot, la figue, le raisin, la pomme...), des céréales (le riz, le burghol...). Il y va ensuite par toute la culture du monde, de l'érudition historique à la poésie en passant par la mythologie, l'anthropologie culturelle, la médecine, l'agronomie et autres littératures. La méthode est anti husserlienne, si l'on se rappelle que le fondateur de la phénoménologie préconisait d'aller « aux choses mêmes », sans « pré-jugés, ni pré-conçus. Ziryab ne retrouve le fruit ou le légume dans sa splendeur, sa nudité, ses saveurs que par le détour d'expériences variées et multiples, concordantes et discordantes: « Le safran est né d'une double blessure. On raconte en effet que le dieu Hermès, un jour qu'il jouait au disque, blessa au front par mégarde son ami Crocos. Celui-ci mourut aussitôt, mais son sang, qui tachetait le sol, se transforma, par la volonté d'Hermès, en étranges petites fleurs, dotées chacune de trois stigmates. Leur arôme si profond et leur couleur éclatante en feront la plus précieuse des épices (…) les riches romains parsèmeront de safran les draps des jeunes époux. Et, à en croire Le Satiricon, ils s'en serviront à profusion dans leurs banquets. Mais ce sera, à vrai dire, autant pour exciter l'amour qu'en signe de richesse et de prodigalité ».
Le Mardam touch est moins dans l'ampleur de l'érudition (elle est pourtant vaste) que dans la finesse du matériau retenu. Ainsi nous rapporte-t-il, dans sa chronique « De la pomme », le mot de Diderot sur l'histoire biblique d'Adam et d'Eve: que nous enseigne-t-elle sinon que Dieu préfère ses pommes à ses enfants? Ainsi nous choisit-il pour recettes le mouton aux pommes et la mouloukhiyyah au lapin. Il est dans l'intégration des matériaux dans une arabesque si légère qu'elle en vient à ne pas peser sur la chose traitée, mais à la nourrir et à disparaître en elle. Il est dans le tempo d'un style vivant et brillant sans jamais être recherché ou faire obstacle à « la chose ». Mais attention! Satan est au bout avec son stratagème suprême: faire préférer l'ombre à la proie et le « festin en paroles » au banquet lui-même.

Le pois chiche dans tous ses états

Sur le copieux Traité du pois chiche (1998) servi dans une riche assiette bibliographique (pp. 217-222) par Robert Bistolfi et Farouk Mardam Bey, notre propos sera succinct mais inversement proportionnel à l'estime où nous tenons cet ouvrage: le paradoxe est digne de l'honorable légumineuse. Les auteurs du livre font preuve de savoir faire amoureux, de témérité et d'ambition.
Le savoir-faire s'étale dans une bonne centaine de recettes recueillies sur tout le pourtour de la Méditerranée de la Grèce au Maroc, de l'Egypte au Portugal et au delà en Perse et en Inde, aujourd'hui avec les autres pays du sous-continent indien, la plus grande région de production mondiale (près de 85% du total). La personnalité du pois chiche s'affirme différemment en amuse-gueule, en purées, en soupes, en pains, galettes et beignets, en entrées, en plat principal avec soit du poisson, soit de la viande, soit des abats, soit des légumes, pâtes et riz... enfin en plats sucrés, pâtisseries et desserts. Si l'on tient compte, en sus des terroirs divers et de leur génie propre, de la variété des instruments, des ingrédients, des épices et des aromates, on saura la passion dont font preuve les coauteurs pour "l'amante" d'un livre et de presque tous les jours. Notre seul regret est de ne pas voir figurer dans ce large éventail la Koubbé Arnabieh, à l'huile de sésame et aux sept agrumes, plat riche  s'il en est, mais inconcevable sans le pois chiche, ainsi que sa variante maigre que nous avons mangé, tous ces vendredis saints de notre enfance et jeunesse: le Zunghol.
La témérité est dans la réhabilitation et la célébration de la plus modeste des légumineuses: « le sujet semble devoir être aussi peu substantiel que l'adjectif qui lui est associé ». Le pois chiche évoque le plus souvent « la simplicité, la frugalité voire la pauvreté, en un mot la rude vie des anciens terroirs méditerranéens. » Il est perçu comme une nourriture grossière liée aux malheurs: Ibn Sîrîne ne le souhaite pas pour vos songes, car c'est la prémonition d'un malheur. Dans les proverbes et dictons, il marque la dérision et l'infériorité. Les Italiens disent: « savoir distinguer le pois chiche du haricot » ou encore, d'une chose dépréciée: « ne pas valoir trois pois chiches ». Les levantins fustigent ainsi un vaniteux: « Il mange des pois chiches grillés et nous parle de théologie ». Si Platon le recommande, c'est qu’il n’a que faire des raffinements de la table qu'il rend responsables (entre autres causes) de l'affaiblissement des mœurs.
Bistolfi et Mardam Bey font ressortir l'autre coté des choses: les multiples dénominations du pois chiche dans les dialectes d’oc et d’oil (plus de 80 dont un charmant « petit cul » au Languedoc), se présence dans les plats les plus raffinés et ses liens avec les fêtes traditionnelles importantes et plus particulièrement les symboles de la période pascale en Occitanie, on dit: « les maisons où l'on ne mange pas de pois chiches le jour des Rameaux ne sont pas vraiment chrétiennes. ») Ils notent la triple action que l'imaginaire lui a attribué: tonique (l'équivalent pour l'organisme du levain pour la pâte); curative (Leonard de Vinci lui reconnaît la triple vertu du nettoyer les reins, de dissoudre les calculs biliaires et de chasser les vers intestinaux); aphrodisiaque (Ibn Al-Baytâr (XIIIème siècle) rapporte d'Oribase (IVème siècle): « Le coït, pour être complet, a besoin de trois choses. La première est un surcroît de chaleur qui se communique à la chaleur naturelle et qui excite l'appétit vénérien; la seconde est un aliment nutritif doué en même temps d'une humidité qui humecte le corps et accroisse la somme du sperme; la troisième est de développer  des vents et de la tuméfaction qui se transmette aux veines de la verge. Toutes ces choses se rencontrent dans le pois chiche »). Ainsi, nos deux « traiteurs », par leur défense du pois chiche...
                       …montre (nt) à jamais sa borne
Aux noirs vols du blasphème épars dans le futur[3]
L'ambition, enfin, est dans la conjonction d'une histoire totale, prenant en compte tous les aspects de la vie sociale, avec la production ad vitam aeternam des plaisirs de la table. La 4 de couverture d'exprime ainsi: « ce sont plus de vingt siècles de l'histoire de l'humanité qui sont ici évoqués en fonction de leur rapport à la plus modeste des légumineuses... »

* * * *

En définitive, Farouk Mardam Bey n'aura pas été au bout de son projet le plus secret: ne rien écrire. Ses « mosquées de Paris » lentement édifiées étaient plus radicales, plus totales et encore plus abstraites que « les mosquées de New York »[4] peintes par Rothko puisqu’elles ne comportaient aucun élément tangible. Elles disparurent avec ses écrits. Faut-il regretter ce « little bang », y voir une petite revanche de l'Orient, une compensation (au sens psychanalytique) à tant d'humiliations arabes, un « petit éclatement » d'instincts abyssaux trempés dans une vaste érudition, une mode Rive gauche, le symptôme d'une décadence récurrente ou, plus profondément, une subversion de l'Occident par une qualité perdue, une singularité retrouvée, une Nature affirmée et une prodigalité radicale qui n'a que faire des échanges? Quelle que soit la réponse, il faut reconnaître à FMB d'avoir su réconcilier amour et science, style et savoir, théorie et pratique, sens et intelligence.
Dans l'orient gourmand, quel devint mon désir!
Le vers de Racine ainsi transformé n'est pas sans ambiguïtés.

*Ce texte date de 1999. Il a été écrit à la demande de Samir Kassir pour le catalogue du Salon du livre de Beyrouth. Depuis Farouk Mardam Bey a fait paraître plusieurs ouvrages dont Être arabe (Actes Sud, 2005) et Notre France (avec Elias Sanbar et Edwy Plenel), Sindbad, Actes Sud, 2011.







[1] Georges Schehadé.
[2] Les Mardam bey sont d’origine albanaise.
[3]      Mallarmé: le Tombeau d'Edgar Poe.
[4]      C'est le nom que donne Michel Butor aux toiles du grand maître juif de l'Ecole de New York.

Friday 4 April 2014

JOHN LE CARRÉ & LA VÉRITÉ DES TEMPS NOUVEAUX






John le Carré: Une Vérité si délicate (A Delicate Truth), traduit de l’anglais par Isabelle Perrin, Seuil, 2013, 340 pp.

Un roman qui joue avec maîtrise du temps, des narrations et des rebondissements et vous tient en haleine jusqu’à la dernière page, un diagnostic implacable de la diplomatie et des renseignements britanniques à l’heure du New Labour et de la prédominance des multinationales, un livre de combat patriotique, politique et moral sans illusions mais jamais en manque d’espoir, voilà ce qui fait du dernier ouvrage de John Le Carré, Une Vérité si délicate, un livre marquant dans l’itinéraire de l’auteur et la destinée d’une époque. Le maître du roman d’espionnage de l’ère de la guerre froide et de la confrontation de l’Occident avec les soviétiques - et qui n’a pas chômé depuis la chute du mur de Berlin en 1989 jetant une lumière crue sur l’exploitation du Tiers monde, la montée de l’islamisme et les arnaques propres aux milieux des renseignements…- propose ici une œuvre majeure qui ne passionne pas seulement son lecteur, mais l’alerte sur une réalité qui concerne tous les pays et incite à la réflexion, la résistance et l’action.
Le point de départ de l’ouvrage est une opération de contre-terrorisme destinée à enlever un djihadiste important durant son entrée en contact avec un marchand d’armes. Nous sommes en 2008. Beyrouth est l’arrière plan continuel de ce genre  d’actions, mais son théâtre est Gibraltar.  Curieusement un diplomate britannique est envoyé sur ce joyau de la couronne avec un pseudonyme et de faux papiers britanniques. Il est censé y surveiller l’opération que doivent mener conjointement des mercenaires à la solde d’une association américaine ultra-droitière et des soldats de sa majesté. Nous nous situons après l’invasion de la Grenade par les troupes US qui indigna les Anglais (Elisabeth II est formellement la souveraine des îles) et dans le sillage de Diego Garcia où les deux puissances se sont mis d’accord pour mener des opérations communes sur les territoires britanniques. Un autre diplomate, Toby Bell, tout à la fois désireux de renverser l’ordre établi et d’y faire carrière,  surveille de près les étranges agissements du ministre Fergus Quinn dont il est le secrétaire privé et qui ne l’associe pas à ses plans. Chapitre après chapitre, les récits s’enveloppent, s’éclaircissent, se complètent et se rejoignent dans un cours inventif et de plus en plus net. Les personnages aux prénoms parlants sont, comme toujours chez Le Carré, implantés dans leur accent, leur région, leur famille, leur éducation,  leurs espoirs et leurs déceptions…
Trois ans après, fête foraine aux Cornouailles. Sir Christopher (dit Kit) Probyn, ancien haut commissaire de sa majesté aux Caraïbes, passe dans un manoir de la région sa retraite. Il est le diplomate candide  qui a été choisi pour être le « téléphone rouge » du Foreign Office dans l’opération WILDLIFE.  Reconnu par le soldat Jeb qui servait sur le terrain, il enclenche un mécanisme de mise au net de ce qui s’est réellement passé à Gibraltar : une supercherie à but financier soldée par un double crime. A l’heure où les génocides sont fréquents et les proies des violences souvent nombreuses, il est à l’honneur de John Le Carré d’avoir mis au cœur de son intrigue l’assassinat involontaire de deux innocentes car pour  l’exigence éthique, un crime ne se mesure pas au nombre de ses victimes.
Jeb est un soldat au service de son pays et n’aime pas les mercenaires qui se battent pour « le fric et l’adrénaline », engagés par des multinationales avec des comptes offshore. Kit ne se révèle pas l’ « oiseau de bas vol » que ses supérieurs ont cru voir en lui pour figurer dans une opération aux franges de la loi. Toby retrouve l’ambition d’aider « son pays à trouver sa véritable identité dans ce monde post-impérial et post-guerre froide ». Même Giles Oakley que l’État avait perdu au bénéfice de la finance ne peut rester indifférent à ses scrupules.
Nous avons ici un plaidoyer pour la liberté des individus qui non seulement résistent à l’attrait de l’argent, mais se décident soudainement à mettre en péril leurs positions, leurs carrières, voire leurs vies, pour la recherche de la vérité et l’instauration de la justice. Les raisons des vétérans ne sont jamais simples, elles peuvent être cathartiques ou amoureuses et s’affermir par la complicité née du commun combat. Elles puisent leurs sources dans la nostalgie d’un État souverain, d’une administration  respectable et saine et dans le sens de la loi et de l’équité propres à tous les hommes. Les femmes se révèlent encore plus intraitables sur ces questions. Suzanna Probyn, l’épouse qui fut major de sa promotion de droit pour renoncer ensuite à ses talents d’avocate,  dont  le visage « avait regardé la mort en face » aux cours de graves ennuis de santé et dont le principal souci était à présent de se demander comment son mari pourrait se débrouiller après sa mort, dit simplement : « tout ce que je veux savoir, c’est si une femme et une enfant innocentes sont mortes, si on nous a expédiés aux Caraïbes pour te faire taire et si ce pauvre soldat dit la vérité.»
 « L’État dans l’État » et le cercle croissant des infiltrés issus des milieux industriels et financiers qui pillent les informations secrètes interdites aux hauts fonctionnaires et aux parlementaires, voilà la nouvelle réalité rampante et le danger pressant. Le Foreign Office lui-même, à travers de nouvelles appellations,  est entrainé vers une philosophie de l’entreprise (« ressources humaines » remplace « service du personnel », « sous secrétaire permanent » fait place à « directeur exécutif »). Avec « une vantardise plus enfantine qu’adulte », l’anglo-américain Jay Crispin décrit ainsi la pieuvre : « On a des bureaux à Zurich, Bucarest et Paris. On fait tout depuis la protection rapprochée jusqu’à la surveillance du domicile en passant par la contre-insurrection, la lutte contre l’espionnage industriel et l’adultère…5 chefs de service de renseignements étrangers, dont 4 encore en poste. 5 anciens directeurs de renseignements britanniques toujours sous contrat avec leur ancienne maison… » A faire regretter le MI6 et la CIA jugées frileuses et inefficaces  par les nouveaux courants conservateurs.

Après Les Gens de Smiley (1980), fleuron de la Guerre froide, et Un Pur Espion (1986), analyse existentielle de l’homme du métier à travers des éléments autobiographiques, John Le Carré vient de signer à 82 ans un de ses plus grands livres.