Friday 3 October 2014

TERRORISME ET MONOPOLES DU TERRORISME





On n’a jamais fini avec la barbarie alors qu’on la croyait finie, disparue, enterrée. Les Grecs des Vème siècle appelaient bar-bar les peuples qui ne parlaient pas leur langue. Les Romains nommaient sauvages de selva (forêt) ceux qui vivaient en dehors de leurs limes ou frontières avant d’étendre l’appellation, suite aux invasions.  Dans les deux cas, il s’agissait  d’une catégorisation péjorative qui retirait aux populations autres  le qualificatif d’humains ou signalait leur profonde différence. Avec la découverte de la grande diversité culturelle des continents au XVIème siècle, Montaigne met le doigt sur le sophisme du concept : « Chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage. » Claude Lévi-Strauss, anthropologue et penseur radical, écrit dans un opuscule composé pour l’UNESCO (Race et histoire, 1952): « Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie. » La donne est inversée dans une vision globale nouvelle.  L’abjecte dénomination ne se réfère plus à l’objet du jugement, mais au sujet qui la prononce.
Effacée comme concept, barrée des mots, la barbarie allait revenir de partout, du présent comme du passé, de l’intérieur comme de l’extérieur et nous imposer sa dure réalité. Dans ses Thèses sur le concept d’histoire, rédigées peu avant sa mort et alors qu’il était pourchassé par les nazis (1940), Walter Benjamin écrivit : « Il n'est pas un témoignage de culture qui ne soit en même temps un témoignage de barbarie. » L’historien Moses I. Finley (1912-1986) peut se demander si les grands apports culturels de la Grèce antique, de la démocratie à la philosophie et à l’art classique, auraient été possibles sans l’esclavage qui servait de soubassement aux cités d’alors. Mais la question concerne bien moins un passé dont il faut saisir avec probité la vérité historique que les plus grands achèvements de la civilisation moderne. Or ceux-ci n’ont cessé d’amener leurs lots de catastrophes. Pour nous contenter de trois noms éloquents, citons le goulag, Auschwitz et Hiroshima. Les hécatombes diverses nées des utopies, du  capitalisme, du socialisme, du colonialisme…et rendues possibles par  la science, la technique, l’administration bureaucratico-rationnelle ne sont pas prêtes d’évacuer terrains et territoires.
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A l’heure présente et dans cette région du monde où les printemps arabes semblaient promettre aux peuples la pleine maîtrise de leur destin et un vaste épanouissement culturel dont ils ont souvent donné l’avant goût malgré les répressions gouvernementales (et en partie grâce à elles), l’impression prédomine que nous sommes face à la version renouvelée d’une barbarie absolue. Terrorisme est son appellation courante, encore qu’il soit difficile de définir le concept juridiquement et philosophiquement. Spectaculaire, fanatique, sans rationalité apparente, recourant à des modes de peine qui révulsent et qu’on croyait perdus, largement répressive de toute espèce d’autonomie et de nouveauté, cette pratique n’est ni aussi dépourvue de racines, ni aussi éloignée de la modernité qu’on le croit de prime abord. D’une part, elle se fonde sur une tradition établie encore largement partagée et en tout cas presque jamais critiquée ou réfutée, ce qui explique l’embarras des courants dits modérés à l’affronter sur le plan religieux. D’autre part, elle assume pleinement la contemporanéité non seulement par l’usage des armes les plus sophistiquées et le drainage des capitaux, mais aussi par l’attirance des insatisfaits de l’Europe et de l’Amérique et par une grande maîtrise, via les médias, de la société de spectacle planétaire.
En cherchant à monopoliser la violence sur un territoire déterminé, l’Etat en Occident a été un vecteur de pacification de la société et a donc servi le processus du progrès. Certains sociologues, comme Norbert Elias, ont peut être exagéré ce rôle, mais il n’a pu être joué sans une neutralité et une justice minimales.  Les Etats du Proche et Moyen Orient ne cherchent pas à monopoliser la violence, une violence articulée sur le droit, mais à accaparer le terrorisme.
Que signifie, pour une dictature, l’exclusivité du terrorisme? 1. Liquider toutes les organisations terroristes opposées au pouvoir central et y inclure toute autre forme de résistance populaire. 2. Utiliser tous les moyens légaux et illégaux, subrepticement ou franchement violents, contre la totalité des citoyens. 3. Faire durer la nébuleuse terroriste pour se donner devant les instances internationales une raison d'être et monnayer continuellement ses services. 4. Téléguider et manipuler les organisations terroristes pour montrer leur horreur et pour liquider amis et ennemis.

       L’Etat terroriste nourrit le terrorisme par sa répression et ses méthodes iniques, le manipule, lui prête et lui emprunte ses procédés et est incapable d’en venir à bout totalement et définitivement. Le droit est écarté à tous les échelons ou presque. Le massacre de civils est sa pratique quotidienne.
Mais les états régionaux ne sont pas seuls en cause dans le recours au pire. Avec la mondialisation, les dangers menacent les grandes puissances sur leur sol ; cela sans évoquer la question de leurs intérêts propres. Des strates de contre terrorisme et de terrorisme se combinent sous nos yeux  et, au nom de l’efficacité, tantôt collaborent, tantôt se combattent en dehors de toutes les normes et de toutes les lois intérieures et internationales. L’ONU, aux structures vétustes,  est asservie ou négligée. Les comportements barbares, collectifs ou individuels, deviennent le lot commun de toutes les armées, voire des diverses populations dans une ère où les tensions nées des crises du capitalisme financier interdisent la prospérité générale et l’intégration. Si on n’oublie pas, dans ce paysage confus où la barbarie des uns entretient celle des autres, un état d’Israël qui ne s’interdit aucune violence et auquel toutes les transgressions sont accordées, on peut saisir le sort peu envié des peuples de la région. On n’est plus très éloigné de la parabole construite par John Boorman dans son film Zardoz (1974) où une hémisphère totalement séparée d’une autre la pourvoit en armes pour des massacres internes
L’espoir ne doit cependant pas changer de camp. Le combat des hommes contre les barbaries qui les assaillent de toutes parts saura s’accompagner de courage et de ténacité. C’est une lutte où le droit doit avoir une place primordiale. Un droit toujours plus universel, plus égalitaire et  plus riche de libertés octroyées aux citoyens ou par eux imposées à leurs régimes choisis. 

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