Sunday 7 December 2014

HOMMAGE À SAÏD AKL (II): "LA ROMANCE DE LA NUIT"






La romance de la nuit

Nuit, ô nuit de l’imaginaire
Amante  d’un châle enveloppée
La colline te sourit
Une seconde t’invite
De l’appel du poignet à serrer la beauté.
Serais-tu une corde de viole
A Troubler l’âme de la pierre ?
Une frénésie dans le vol des palombes ?
Un lit tendu par le fil de la lune ?
Emporte nous ô nuit, toi, toi qui es l’amour !
                             
Ô nuit noire ! Noire au point où le veut la splendeur
Ne fus toi,  la plaine n’aurait pas l’étendue
Et  deux cœurs ne prendraient bonheur à la rencontre.
Du désir, tu restes l’unique vocation
Toi l’Infini, l’Illimité
Ô lumière égrenée en musc dans la lumière.
Divague et joue dans les hauteurs
Comme le rai d’âge vert,
Comme chante la taille dans la fine silhouette.
Et si une paupière est par l’autre attirée
Emporte nous ô nuit, toi, toi qui es l’amour !

                                 
Tombe Ô nuit et demande à nos belles femelles:
Quelles mains écoulèrent, comme roses, le temps?
Un instant, sommes-nous, et l’univers un autre.
Que seront après nous l’amour?
Les rencontres? Les souhaits ?
Les rendez-vous à l’ombre du sureau ?
Ô le là qui n’est pas le là,
Ô mondes au revers des mondes,
Tu es peine du jasmin, haut mal de la lavande.
Et si nous clamons : la nuit est à nous,
Emporte nous ô nuit, toi, toi qui es l’amour !

Traîner tes robes dans le sentier est odorant
Flexible, fragile, attirant. 
L’éclat de ta couleur est pur et rutilant.
Sur les monts tu te jettes
Du temps tu te joues
Tu allumes les astres dans l’esprit radieux.
O faveur ! Ne te laisse pas consumer
Et demeure,  Rêve de lendemain,
Passion d’étreindre dans le leurre des dormants.
L’aube est sur le point de nous tous agresser
Emporte nous ô nuit, toi, toi qui es l’amour !

Nous sommes une guitare assoupie en tes mains
Remue-la, l’horizon vers toi nous inclinera  
Ou passe et l’univers à toi  nous élèvera!
A l’heure où rien ne  soucie
Pas d’écho, ni l’effet d’une ombre,
La nuit est rossignol caché dans le bois, 
Ailes qu’on ne voit pas,
Attirance pour les sommets,
 Chant carillonnant depuis les nuages!
Oh ne comble pas  autrui d’ivresse!
Emporte nous ô nuit, nous qui sommes l’amour !


*Ce qui précède est une tentative de traduire le poème de Saïd Akl « Najwa al-layl » paru dans son recueil Rindala, 1950.

Saturday 6 December 2014

HOMMAGE À SAÏD AKL (I): "LA ROMANCE DE LA LUNE"








La romance de la lune

O lune bienvenue  
A l’heure attendue 
Entre  monts et nuée.
Au sourire de ton monde
Une  guitare  rêve
Ivre de volupté !

D’où  portes-tu  nouvelles
Est-ce bien de chez elle ?
Raconte, certifie !           
Serait-elle encor              
Ivre de nos transports            
Ivre  de nostalgie ?                 

O l’heureuse  rencontre,
Comblant mon avenir     
Du doux fragrant souvenir !  
L’instant de  pur délice,
Où  Rindala m’étreint,       
Toi pour unique complice. 

Dis-moi, compagne des veillées,     
Y aurait-il de l’Amour trace                
Sans toi en l’infini espace?  
Tu as dorloté cette ardeur         
Tu l’as éveillée au meilleur        
Tu l’inities à la douceur.            



Ton clair au firmament,            
Palais de féerie,
Nous baigne en rêverie!              
Décloisonne  le Temps,
Pose-nous où l’Eden,       
Les mannes, la Beauté !    

Couvre-nous les chemins
Au coude de la pente    
De roses, de jasmins ;   
Lune ! O mienne  lune !  
Seuls parmi les humains

Seuls à veiller sommes !  

Ce poème est tiré du recueil de Saïd Akl Rindala, 1950 et porte le titre " Najwa al-Qamar". 

2 NOUVELLES ÉDITIONS D'ARISTOTE






Aristote : Œuvres. Ethiques, Politique, Rhétorique, Poétique, Métaphysique. Sous la direction de Richard Bodéüs, traductions nouvelles. La Pléiade, Gallimard, 1664pp, 2014.
Œuvres complètes Sous la direction de Pierre Pellegrin. Flammarion, 2 926 pp, 2014.
            Pour des générations entières, lire Aristote en français, c’était recourir aux  livres d’une maison spécialisée (librairie philosophique J. Vrin) et appartenir à une chapelle. La traduction annotée de Jules Tricot faisait autorité et les dizaines d’ouvrages du philosophe qui avait dominé la pensée arabe et latine du Moyen Age se retrouvaient, dans le catalogue, entre ceux des grands médiévistes de l’époque et les thèses les plus spécialisées. Le Stagirite comme on le surnomme (384-322 av. J. -C.) d’après la petite ville de la Chalcidique  dont il est originaire vint à Athènes, une première fois pour être le plus brillant disciple et assistant de Platon [1]à l’Académie (364-348), une seconde pour fonder sa propre école au Lycée (335-323). Entre les deux séjours, il s’était occupé de l’éducation d’Alexandre de Macédoine. Quand au milieu du XXème siècle, sa pensée reconnut un nouvel attrait dû surtout à son approche de l’être[2],  à la prédominance affirmée de sa conception de la nature[3] (opposée à la surnature, l’art et l’histoire), et au renouvellement des sciences du discours humain[4], de nouvelles traductions commencèrent à paraître, mais on restait loin d’un corpus semblable à celui d’un Platon disponible en « Pléiade » depuis 1950. En 2014, deux événements éditoriaux, fruits d’efforts immenses, se produisent et changent la donne. Le premier s’annonce comme des Œuvres complètes, regroupe les ouvrages parus dans la collection de poche GF et leur ajoute d’autres ; ils sont tous enrichis de présentations et d’un appareil critique savant sous la direction de Pierre Pellegrin. Le second, annoncé depuis longtemps et qui a vu nombre de ses concepteurs et traducteurs disparaître, a pour maître d’œuvre Richard Bodéüs. Sous le nom d’Œuvres, il réunit, dans des traductions nouvelles, les pièces consacrées, sous des angles divers, aux affaires humaines ainsi que les livres difficiles à classer de la Métaphysique. On n’y trouve ni l’Organon, réputé contenir la Logique d’Aristote et servir d’instrument et d’introduction à la science, ni les œuvres théorétiques consacrées à la nature (Physique, De l’âme, La Génération des animaux…) Mais déjà nous avons 1200 pages de texte suivies de 400 autres  de notes doctes et indispensables en petits caractères.
          Il est peut être aisé de mettre en perspective la différence philosophico-historique de Platon et d’Aristote qui régentent, ensemble et l’un contre l’autre, la pensée de l’Occident depuis plus de 25 siècles. Raphaël en a donné une représentation vivante au centre de son Ecole d’Athènes : l’un pointe le doigt vers le monde des Idées, l’autre attire l’attention sur celui d’ici bas où la forme s’allie à la matière. Aristote venait d’un pays mitoyen et n’appartenait pas, comme son maître, à l’aristocratie athénienne ; il a assisté à la disparition de la Cité antique dans l’empire macédonien  alors que l’autre s’évertua à décrire et à refuser son déclin ; son intérêt pour la vie et ses manifestations venait d’une famille de médecins qui prétendait descendre du dieu Esculape, quand Platon faisait des mathématiques la condition même de l’accès à la sagesse. Mais c’est la différence de transmission des deux legs qui explique le statut éditorial dissemblable des deux œuvres. De Platon ne nous sont restées que les œuvres exotériques écrites pour un large public et de grande qualité littéraire, essentiellement des dialogues. D’Aristote ne sont parvenus, au contraire, que les écrits ésotériques (destinés à l’enseignement et aux seuls élèves) ou acroamatiques (c'est-à-dire de caractère essentiellement oral). Ils ne sont pas rédigés par le maître mais dictés par lui et souvent élaborés de façon collective.  Or c’est l’«Aristote perdu», les œuvres de jeunesse comme les dialogues élégants dont il ne nous reste que des fragments, qui, dans l’Antiquité, était le plus connu, admiré, critiqué.
Le corpus qui nous sert principalement aujourd’hui  a été rassemblé et édité au Ier siècle av. J.-C. par Andronicos de Rhodes qui le classa suivant un ordre dont rien ne dit qu’il était celui voulu par Aristote et qui reflète les courants et les préoccupations de l’époque. A l'issue de la période hellénistique, le modèle stoïcien divisait la sagesse en Ethique, Physique et Logique. Il distinguait la science méditative qui étudie ce qui possède en soi son principe d'être ou de mouvement de la science exécutive dont les principes sont inhérents au sujet connaissant et faisait de la logique l’introduction générale au tout. Les néoplatoniciens rendaient la vie méditative supérieure à la vie pratique, ce qui peut être corroboré par l’Ethique à Nicomaque et se reflète dans le plan d’ensemble.    
Les interventions d’Andronicos vont plus loin. Quand Aristote traite, par exemple, d’un sujet qu’il désigne comme «philosophie première» sans donner de nom à la «rubrique» générale, il juge que ceci doit venir «après» (meta) la Physique et le terme de métaphysique entre dans la postérité. Par ailleurs, il ajoute à des ouvrages traditionnellement disponibles d’autres « suspects, voire franchement inauthentiques, rédigés par des épigones le plus souvent anonymes» comme l’écrit Bodéüs dont l’introduction brosse une belle histoire du legs aristotélicien.
L’artifice et l’incertitude concernent les grands ensembles et l’Organon qui était censé guider la pensée « a les allures d’une fiction » tant les livres regroupés sont disparates. Ils habitent également les détails d’un texte où pullulent avis opposés et contradictions.  Mais si nous n’avons pas dans les éditions récentes « la garantie de toujours refléter exactement les intentions d’Aristote lorsqu’il a conçu et rédigé les morceaux dont elles se composent », nous ne pouvons que reconnaître qu’un énorme pas est désormais franchi. Alain disait qu’on se fatigue d’être platonicien, c’est ce que signifie Aristote[5]. Mais rien n’a fatigué nos traducteurs et éditeurs et rien n’empêchera les renouveaux de la philosophie à partir d’un Aristote mieux rétabli dans sa lettre.   



[1] Platon le nommait “le lecteur” pour cette qualité appréciée chez lui et peut être un peu ironiquement. Aristote resta à l’Académie jusqu’à la mort de Platon.
[2] Pierre Aubenque: Le problem de l’être chez Aristote, PUF, 1962.
[3] La Physique d’Aristote est « le livre fondamental de la métaphysique occidentale ». (Heidegger) 
[4] La rhétorique, la poétique…
[5] « Il y a quelque chose d'excessif et même de violent dans Platon, c'est une philosophie de mécontent, entendez mécontent de soi. Il faudrait penser la pure idée, et l'on ne peut ; savoir qu'on ne peut et savoir qu'il le faut, telle est l'instable position, d'où un risque de redescendre ; et redescendre ce n'est pas renoncer aux récompenses et à la gloire, bien au contraire. Ainsi, même dans les sciences, nous sommes tentés et menacés. La vie morale exige encore plus ; car, quoi que nous fassions, le lion sera toujours lion et l'hydre toujours hydre. (…)Le vrai parti est monastique, sans  paradis et sans Dieu. Cette sévère doctrine ne ment pas et ne promet rien. Il y règne pourtant une lumière de bonheur, mais qu'il faut nourrir de soi. On se fatigue d'être Platonicien, et c'est ce que signifie Aristote. » Alain, Idées, Introduction à la philosophie.