Saturday 23 May 2015

WAGONS LIBRES DE SANDRA ICHÉ À HANGAR UMAM






Hier au Hangar Umam[1], Samir Kassir, assassiné en juin 2005, connaissait les lueurs de son samedi saint!
Les interviewés ( Ahmad Beydoun, Fawaz Traboulsi, Omar Amiralay, Ziad Majed, Charif Majdalani, Jad Tabet, des compagnons de L'Orient Express, mensuel que Samir fit paraître à Beyrouth entre 1995 et 1998...) projetés sur écran[2] de Wagons libres bataillaient  dans leurs visions futures du présent contre une actualité arabe survoltée et s'en sortaient le plus souvent par l'humour, la fantaisie, un optimisme gracieux  et une hauteur certaine. Le texte de Sandra Iché ne cessait d'être étonné et étonnant, captivant et limpide.  Fluide du personnel à l'historique et dans la direction inverse, il était servi par une présence puissante sur scène où l'auteure/actrice/danseuse déployait ses multiples talents, sa voix et son phrasé.

" Ne prenez pas ma danse au milieu de vous pour une danse de joie
L'oiseau égorgé danse aussi de douleur!"
 Le vers arabe  me sembla tout à la fois seyant et déclassé.







[1] Ghobeyreh, banlieue de Beyrouth.
[2] Dans un matériel cinématographique vaste, Sandra Iché a choisi ses propres pics. 

Friday 8 May 2015

«REGARDER PAR-DESSUS L’EPAULE DE DIEU »: FERRARI & HEISENBERG






Jérôme Ferrari: Le principe, roman, Actes Sud, 2015, 161pp.
          On lit ce volume comme un bréviaire en raison de la semblance matérielle (10x19), mais surtout à cause de l’ampleur des enjeux et de la forme singulière : une apostrophe vigoureuse lancée de la première à la dernière page. La personne vouvoyée n’est pas un héros de fiction à la Butor, mais  Werner Heisenberg (1901-1976) l’un des 4 plus grands savants du vingtième siècle. Les 3 autres, Einstein, Planck et le danois Niels Bohr sont présents dans l’ouvrage, le premier comme principal contradicteur, le dernier comme révélateur précoce de l’identité des vocations de physicien et de poète, comme inégalable questionneur et comme autorité morale.
          Très jeune encore, en 1927, Heisenberg énonce par une équation mathématique simple et concise le principe d’indétermination (ou d’incertitude, il hésite sur l’appellation).  Toute précision dans la connaissance, pour un corpuscule donné, de la position et de la vitesse, se fait au détriment de l'autre. Cette incertitude n'est pas liée à la mesure, mais est une propriété réelle des valeurs en question. Einstein et d’autres savants  trouvaient que ces idées entraînaient la physique loin de son idéal permanent, la description objective de la nature.  Dans Le Principe, Jérôme Ferrari est peu intéressé par les minuties scientifiques.  Mais il résume ainsi la nouvelle vision : on ne peut plus connaître le fond des choses non en raison d’un défaut particulier à nous, mais « parce que les choses n’ont pas de fond ».  Quelques années plus tard, Heisenberg obtient le prix Nobel (1932) « pour la création de la mécanique quantique. » Les nuages de l’hitlérisme se profilaient déjà à l’horizon.
          Le projet de Ferrari ne se contente pas d’interpeller le savant sur les grandes étapes  d’une « trajectoire » dont il a fait disparaître l’idée (il s’appuie sur son autobiographie, le témoignage de sa femme, des enregistrements d’époque, des photos, des entrevues…), mais cherche à se mettre en rapport avec celui qui voulait «regarder par-dessus l’épaule de Dieu ». Il est de s’interroger sur les rapports de la physique nouvelle, si radicale et si déstabilisatrice, avec les vertiges de la beauté, l’horreur de l’histoire, le destin efficace de toute « créativité ». Que pouvait signifier pour Heisenberg (et bien des savants allemands) rester dans la patrie sous le nazisme puis chercher à construire un réacteur nucléaire pour la Wehrmacht?  Mais aussi que pouvait signifier une activité semblable pour Oppenheimer aux USA ? Ferrari, qui a sur les acteurs de l’époque la « supériorité » de sa « date de naissance », ne peut poser ses questions qu’à partir d’un début de siècle aussi trouble et hostile.             

          Certains critiques ont voulu voir dans le présent roman de l’auteur du Sermon sur la chute de Rome (prix Goncourt 2012) une panne d’inspiration. Or non seulement Ferrari y confirme la maîtrise de sa phrase et la puissance de son verbe, mais surtout il étend les frontières de la forme romanesque au-delà de la biographie, l’essai, la réflexion dense sur les aspects les plus cruciaux du monde moderne. Et il le fait sans égarer son positionnement personnel ni tempérer son souffle littéraire. Le Principe est un roman à lire et à retenir.      

AINSI VONT LES AMOURS D’ENFANCE ?






Michèle M. Gharios: À l’aube de soi, roman, La Cheminante, 2015, 196 pp.

          Entre Wuthering Heights, le roman de la vengeance amoureuse, et Barbe bleue, le conte du secret marital protégé, Michèle Gharios nous donne à lire le récit de la naissance d’un amour dans l’enfance et l’adolescence puis celui de la vie conjugale qui a suivi, le tout sur fond de la guerre du Liban et de la paix qui lui a succédé. Autant les premiers pas de la passion entre un étudiant milicien, angélique et démoniaque, et sa cadette de quatre ans au tempérament « franc et gai » sont décrits en leur romantisme, ludisme et  ambiguïtés dans la montagne libanaise, autant la vie en commun, à Paris et à Beyrouth, est dépeinte comme une descente aux enfers. Le vétéran se fait de plus en plus distant et agressif ; il finit par incarner le mâle oriental despotique, ne cesse de chercher à humilier et « lobotomiser » une épouse qui l’aime et le respecte et de la pousser à se détester. Un événement s’est intercalé entre les 2 grandes séquences romanesques : la narratrice a livré, avant le mariage, son corps  « au bon vouloir d’un amoureux de passage ». Un détail est au foyer de la fiction : des caisses que le mari interdit à la femme, qu’il lui arrive de relire longuement et où il a consigné ses souvenirs d’enfance et de pensionnat.

          Après s’être illustrée dans la poésie, Michèle Gharios signe avec À l’aube de soi son second roman. La métaphore du titre est simple et jolie, mais le « soi » n’est jamais sûr : son origine remonte toujours en deçà (les caisses) ou il est continuellement à naître de la décision de se libérer et de s’assumer (la fin du roman). On retrouve dans l’ouvrage les principales qualités de l’auteure : l’élégance, la limpidité, l’ « élévation ». La guerre libanaise est traitée avec beaucoup depudeur, sans haine, sans parti pris. Le style est imbu d’une poésie discrète et épouse le rythme de la narration ; pas de pathos, peu de moralisme, mais sans doute l’abus d’une psychologie et d’une psychanalyse faciles…dans le traitement d’une histoire dense et violente. Terminons sur cette phrase bucolique mais non sans ambivalence : « Le paysage était différent, et le chemin semblait tout autre avec les arbres dénudés et le tapis vert qui donnait à la montagne l’allure de pâturages inattendus où paissaient les maisons de pierre, et les treilles où s’enroulaient les troncs de vignes comme des serpents. »