Friday 8 May 2015

«REGARDER PAR-DESSUS L’EPAULE DE DIEU »: FERRARI & HEISENBERG






Jérôme Ferrari: Le principe, roman, Actes Sud, 2015, 161pp.
          On lit ce volume comme un bréviaire en raison de la semblance matérielle (10x19), mais surtout à cause de l’ampleur des enjeux et de la forme singulière : une apostrophe vigoureuse lancée de la première à la dernière page. La personne vouvoyée n’est pas un héros de fiction à la Butor, mais  Werner Heisenberg (1901-1976) l’un des 4 plus grands savants du vingtième siècle. Les 3 autres, Einstein, Planck et le danois Niels Bohr sont présents dans l’ouvrage, le premier comme principal contradicteur, le dernier comme révélateur précoce de l’identité des vocations de physicien et de poète, comme inégalable questionneur et comme autorité morale.
          Très jeune encore, en 1927, Heisenberg énonce par une équation mathématique simple et concise le principe d’indétermination (ou d’incertitude, il hésite sur l’appellation).  Toute précision dans la connaissance, pour un corpuscule donné, de la position et de la vitesse, se fait au détriment de l'autre. Cette incertitude n'est pas liée à la mesure, mais est une propriété réelle des valeurs en question. Einstein et d’autres savants  trouvaient que ces idées entraînaient la physique loin de son idéal permanent, la description objective de la nature.  Dans Le Principe, Jérôme Ferrari est peu intéressé par les minuties scientifiques.  Mais il résume ainsi la nouvelle vision : on ne peut plus connaître le fond des choses non en raison d’un défaut particulier à nous, mais « parce que les choses n’ont pas de fond ».  Quelques années plus tard, Heisenberg obtient le prix Nobel (1932) « pour la création de la mécanique quantique. » Les nuages de l’hitlérisme se profilaient déjà à l’horizon.
          Le projet de Ferrari ne se contente pas d’interpeller le savant sur les grandes étapes  d’une « trajectoire » dont il a fait disparaître l’idée (il s’appuie sur son autobiographie, le témoignage de sa femme, des enregistrements d’époque, des photos, des entrevues…), mais cherche à se mettre en rapport avec celui qui voulait «regarder par-dessus l’épaule de Dieu ». Il est de s’interroger sur les rapports de la physique nouvelle, si radicale et si déstabilisatrice, avec les vertiges de la beauté, l’horreur de l’histoire, le destin efficace de toute « créativité ». Que pouvait signifier pour Heisenberg (et bien des savants allemands) rester dans la patrie sous le nazisme puis chercher à construire un réacteur nucléaire pour la Wehrmacht?  Mais aussi que pouvait signifier une activité semblable pour Oppenheimer aux USA ? Ferrari, qui a sur les acteurs de l’époque la « supériorité » de sa « date de naissance », ne peut poser ses questions qu’à partir d’un début de siècle aussi trouble et hostile.             

          Certains critiques ont voulu voir dans le présent roman de l’auteur du Sermon sur la chute de Rome (prix Goncourt 2012) une panne d’inspiration. Or non seulement Ferrari y confirme la maîtrise de sa phrase et la puissance de son verbe, mais surtout il étend les frontières de la forme romanesque au-delà de la biographie, l’essai, la réflexion dense sur les aspects les plus cruciaux du monde moderne. Et il le fait sans égarer son positionnement personnel ni tempérer son souffle littéraire. Le Principe est un roman à lire et à retenir.      

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