Friday 4 September 2015

F. MERMIER A L’ASSAUT ANTHROPOLOGIQUE DES CITÉS ARABES





Manifestation à Beyrouth août 2015 


Franck Mermier: Récits de villes: d’Aden à Beyrouth, Sindbad Actes Sud, 2015, 272pp.
          Prendre la Ville, le projet était naguère politique et émanait de groupuscules qui voulaient « changer la vie » dans l’Europe des années 1970. Pour être seulement théorique ou anthropologique, l’assaut de Franck Mermier n’en est pas moins ambitieux. Il s’agit de saisir, au milieu des sociétés, des pays, des villages et des tribus, une « citadinité » propre à travers ses nombreuses implications, de l’identifier dans ses manifestations particulières (hiérarchie, institutions, métiers…) sans la couper des connexions voisines et tout en dépassant les oppositions classiques et inadéquates Ville/campagne et citadin/tribal. Le champ de l’enquête, malgré la prééminence donnée à Beyrouth et Aden (2 chapitres pour chaque ville), couvre tout l’espace arabe, du Golfe au Yémen, de Bilâd al-Châm à l’Egypte et au Maghreb. En perpétuel devenir, il ne se coupe ni de la sphère géographique méditerranéenne ni de l’antécédence historique ottomane et parfois antique. Certes ce vaste domaine est prospecté depuis longtemps et le nombre de monographies et œuvres de synthèse, faites autant par des américano-européens que par des nationaux et perpétuellement en cours, impressionne. Mermier ne semble pas seulement avoir tout lu, mais parvient à donner une idée nette d’un grand nombre de recherches multilingues les exposant l’une après l’autre sans répit et dégageant leur apport, leurs dissonances et leurs convergences. L’empirie est loin cependant d’être le souci unique et l’auteur ne cesse de chercher à mettre à l’épreuve l’impact des observations et des conclusions dans le concept et la problématique.
          De mère libanaise, Franck Mermier, que les lecteurs de L’Orient littéraire connaissent pour des collaborations disparates, a longtemps séjourné à Beyrouth (été 1975 et 2002-2009) et dans les cités du Yémen (Taez, Sanaa, Aden entre 1979 et 1997). Chercheur, il dirigea des centres d’études dans ces pays à des périodes cruciales et très mouvementées de leur histoire. Il relate dans ses « Chroniques citadines » liminaires son « récit ethnographique » ; non seulement les axes réflexifs de la présence sur le « terrain », mais aussi les méandres « des cadres mémoriel et émotionnel ».     La « jeunesse », la « timidité », l’initiation au qât, l’étiquette liée aux règles de l’hospitalité, l’ambiance diverse des villes et des quartiers …et bien d’autres traces s’intègrent dans la narration. Une forme d’exotisme imbue d’illusions identitaires a disparu ou doit le faire, mais une autre fondée sur la quête du même dans le déplacement demeure de retombée gratifiante comme l’ont montré Segalen et Nizan.    
          La richesse des analyses de Mermier est toute dans les détails. La première étude sur Beyrouth est molaire et porte sur ses « frontières » internes et externes, horizontales (quartiers confessionnels) et verticales (dimension de classe des tours) ; elle décrypte à travers divers niveaux,   événements et situations les décalages et « effractions »entre «symbolique urbaine » rigide et « réalité urbaine » diversifiée et mouvante. La seconde est poctuelle et toute de précisions: l’édification de la mosquée Muhammad al-amîn sur la Place des Martyrs et « la bataille du ciel » qui en a résulté avec la cathédrale Saint Georges avoisinante. Cette association des perspectives globale et moléculaire se retrouve mutatis mutandis dans le domaine adéni : à un vaste panorama historique succède l’évocation d’une de ses étapes, « Aden au temps de l’étoile rouge. »
          Quant à l’analyse de la « citadinité arabe », si fouillée, si enchevêtrée, si complexe, on n’ose la reprendre succinctement sans craindre d’en défigurer des éléments ou d’en oublier certains de première importance. On ne peut toutefois, parmi d’autres exemples très nombreux, que : distinguer les unes des autres les villes de l’espace arabe : Casablanca, créée sous le Protectorat français, n’est pas la traditionnelle Fès et les grandes villes palestiniennes de la côte d’avant 1948 ne nourrissent pas les mêmes idéologies que celles de l’intérieur (S. Tamari) ; applaudir au « flou » dénoncé du contenu sociologique de la notion de asabiyya « légitimée par la référence prestigieuse à Ibn Khaldoun » dont on use et abuse pour parler des groupements traditionnels et contemporains ;  bien accueillir des notions comme celle de « seuils » (et non de murs) introduite par J-C. Depaule entre les espaces d’une même ville…La distinction entre « urbanité » et « citadinité » (elles mêmes plurielles suivant les auteurs et les cités) est capitale pour passer d’une « essence » propre à une ville, plus ou moins ancienne, à celle d’une agglomération où ce registre traditionnel, sans disparaître, devient lié à l’une des composantes et l’enjeu d’une dispute incessante avec d’autres composantes. La pluralité des imaginaires et leur importance est dorénavant une donnée de base.

          Riche et dense, l’ouvrage de Mermier est au carrefour de toute réflexion sur les cités de l’espace arabe. 

Thursday 3 September 2015

HUMANISME & CULTURE :PHARÈS ZOGHBI (1919-2015)








" - Pourquoi Maître, écrivez-vous votre prénom avec Ph ? – Tanmîr (afféterie) ! » Pharès Zoghbi était un amoureux de la lettre mais sa passion ne se passait ni de l’esprit, ni de l’humour. Aux années 1990 et 2000 où je l’ai connu, il affichait toujours simplicité et générosité sur un visage d’enfant auréolé de chevelure blanche et où un regard malin perçait des lunettes minimales à monture dorée. Son dos semblait porter plus le poids d’une Culture à sauver, à transmettre et à en tirer un parti éducatif que celui des ans.
           Né dans le Minas Gerais au Brésil, orphelin à 6 ans, il revient à Cornet Chahwan dans sa douzième année avec le portugais pour unique bagage. Elève au collège de la Sagesse, étudiant à la faculté de Droit de l’USJ, il maîtrise le français et l’arabe. Dans A livres ouverts: Une vie de souvenirs (Dar annahar, 1998), on le voit se rendre à la fin des années 1930 à la Librairie Antoine de Bab Idriss pour se procurer Le Temps et L’Action française.  L’ouvrage raconte, à travers des anecdotes savoureuses, comment s’est façonné son itinéraire.
          Avocat chevronné, il dote Le Nahar  de son ami Ghassan Tuéni d’un règlement intérieur qui met la rédaction du journal à l’abri total de ses propriétaires. Chargé de discuter avec Georges Naccache l’achat de L’Orient, il sort après de longues heures d’âpres discussions en disant : « Il connaît très bien Péguy ! » De passer maître dans le règlement des dossiers ne le distrayait jamais d’une voluptueuse fréquentation de la culture, une culture dans laquelle il cherchait le salut du Liban et un rempart vigoureux contre la violence et la guerre. Son aptitude juridique, son vaste savoir et ses affinités littéraires s’inscrivaient dans un engagement éthique et philosophique pour l’être humain, la personne comme le montre son long compagnonnage de la revue Esprit fondée par Emmanuel Mounier : il en possédait tous les numéros (privilège unique de lettré) et il a reçu la confiance de ses comités de rédaction successifs qu’il guidait dans le dédale libanais.
          Sa passion du livre imprimé auquel il consacra sa fortune donna une riche bibliothèque où il aimait recevoir et guider et dans les jardins de laquelle il invitait. Il en sut faire don, avec le domaine qui l’entoure, à l’USJ, à Cornet Chahwan, au Liban, à la culture, l’humanisme et la liberté. Elle préserve aujourd’hui son nom, son exemple et des pans de son ironie.
           En ce, Pharès Zoghbi a réussi à faire de sa mort une généreuse et brillante plaidoirie.