Friday 23 October 2015

DE LA GRANDE GUERRE AU GRAND-LIBAN




La Proclamation du Grand-Liban par le général Gouraud le 1er septembre 1920 à la Résidence des pins

Carole H. Dagher & Myra Prince (direction): De la Grande Guerre au Grand-Liban, 1914-1920, Geuthner, 2015, 282 pp.


     En novembre 2014, dans le cadre des manifestations du centenaire, un colloque et une exposition furent organisés autour de « La Grande Guerre et le Liban », par l’Association des Amis de la Bibliothèque Orientale présidée par  Carole H. Dagher, à la mairie du premier arrondissement de Paris. L’initiative était salutaire et l’idée d’en garder les traces, voire de les enrichir et de les mettre à la disposition d’un vaste lectorat, ne pouvait qu’être bénéfique. La direction commune de l’écrivain(e) qui introduit la publication et de la responsable de la maison Geuthner, Myra Prince, qui la postface, se révèle fructueuse. L’abondante iconographie de l’ouvrage en illustrations et cartes reflète la richesse de l’exposition. Comme le dit A. Farge citée par Aïda Kanafani-Zahar, « L’archive agit comme une mise à nu ; ployés en quelques lignes, apparaissent non seulement l’inaccessible mais le vivant. »
     Il est élégant de trouver, à côté des contributions d’historiens, d’économistes, d’anthropologues et de politologues chevronnés, des « témoignage(s) familia(ux) » comme intitule ses pages Hikmat Beyhum: Lyne Lohéac parle du « message » de son grand père « patriote politique libanais » Daoud Ammoun, Zeina Toutounji-Gauvard du roman du sien, Al-Raghif (Le Pain) (1939) de Toufic Youssef Awwad ; on pourrait peut être ajouter le « témoignage » de K.T. Khairallah dû à son biographe Samir Khairallah. L’histoire du Liban ne manque pas parfois de ressortir du patrimoine familial.
     La période étudiée, que couvre si bien le titre du livre, est évidemment capitale dans la vie du pays et pour son être et devenir. Elle lui permit de voir le jour dans ses frontières présentes (1er septembre 1920). Mais il avait vécu en les années de guerre une époque des plus noires de son histoire. Laps de temps court en apparence, mais période dense et pleine d’événements disparates. En bousculant un peu le plan de la publication, on peut faire ressortir trois grands axes autour desquels tournent les contributions, quitte à les voir souvent confluer. Un quatrième s’y ajoute d’une plus vaste ampleur puisqu’il aborde la question de la mémoire, celle de l’histoire libanaise (J. M. Fevret), de la guerre de 1975-1990 (A. Kanafani-Zahar) et à travers le témoignage du cinéaste Ph. Aractanji. Ne pas y revenir ne signifie nullement en sous-estimer l’importance.
     Le premier grand thème est celui des relations franco-libanaises durant la période traitée et même un peu en amont (intéressant « aperçu » de J. Thobie sur « l’influence culturelle française dans l’Empire ottoman au déclenchement de la guerre » : l’interprétation abusive des Capitulations, « l’ambiance semi-coloniale », l’interpénétration des finances et de la culture, de la laïcité et des missions…) Dans cet ensemble, ce ne sont ni les bonnes intentions qui manquent, ni les informations fournies, ni la vaste couverture des divers aspects de la question : l’aide au Mont-Liban durant les années difficiles (Y. Bouyrat), l’action des Jésuites (Ch. Taoutel), la naissance d’une littérature libanaise « en langue française » comme se plaisait à le dire la quatrième de couverture de La revue phénicienne (article érudit et très mesuré quant à la qualité des œuvres de D. Lançon). Mais ce qui gêne parfois, c’est, d’une part, une présentation épique ou idyllique du « combat commun » et du « mutuel dévouement» (Clemenceau), et, d’autre part, la description sans aspérités ni contradictions de la France et du Liban. Les différences internes à l’un ou l’autre protagoniste sont diluées quand elles ne sont pas évacuées.
     Le second grand axe est la famine qui a sévi au Mont-Liban principalement dans les années 1915-1917. Joseph Moawad tente de la cerner, d’en apprécier les diverses causes, de répartir les responsabilités, de fournir une description juste du cadre politique et des diverses attitudes d’alors. Il essaie d’expliquer pourquoi elle fut « occultée » dans l’entité libanaise née en 1920 au bénéfice d’une autre cause, celle des martyrs de toutes confessions, qui après maint déboire, se révélait plus fédératrice.  La thèse est discutable en certains points, elle n’en demeure pas moins éclairante.


Les accords Sykes-Picot de 1916 et la configuration ultérieure des Etats

     Le dernier thème majeur est les « accords secrets » qui ont permis le passage du Mont-Liban au Grand-Liban. G. D. Khoury les inscrit dans le monde réel des « intérêts » et de « l’action » et les éclaire dans leur contexte historique et leurs avatars suite à l’accord Fayçal/Clemenceau et à son échec dû aux forces antagonistes dans chacun des deux camps. J. Maïla s’attaque à la « légende vraie » des accords Sykes-Picot et pointe « le caractère sordide » qu’en ont retenu les politiques et l’historiographie arabes. Mais l’effondrement des États d’Irak et de Syrie est loin de pouvoir leur être imputé et les revoir ou les reconstituer sur d’autres bases territoriales peut difficilement être imaginé. Karim É. Bitar qui met au devant la part de l’imaginaire dans l’action historique, parle du « syndrome Sykes-Picot », donc de l’utilisation faite par les autorités politiques d’une séquence mémorielle assemblée, modelée et remodelée au gré des circonstances pour en faire découler tous les maux et ne pas s’attaquer aux causes des malheurs.

     La Grande Guerre, les accords secrets, les mandats de la Société des Nations, la formation d’entités plus ou moins justifiées par l’histoire et la géographie n’appartiennent pas seulement au passé. A l’heure actuelle des déchirements et des violences dans les anciennes provinces arabes de l’Empire ottoman et au delà, il faut assumer la construction ou la reconstruction d’Etats qui défendent la liberté, l’égalité et le bien être des citoyens et qui s’acceptent et collaborent pour leur bien commun. 

Friday 2 October 2015

HABERMAS, LE DERNIER PHILOSOPHE ?





« La triade conceptuelle que forment la sphère publique, la discussion et la raison a, de fait, dominé tant mon travail de chercheur que ma vie de citoyen. »

La revue Esprit  consacre à Jürgen Habermas, le représentant le plus notoire de la deuxième génération de l'École de Francfort, né en 1929 à Düsseldorf, un dossier copieux, sérieux et critique (août-septembre 2015). Le penseur allemand a pris part aux principaux débats théoriques en Allemagne et dans le monde : il s’illustre, dès les années 1960, dans la querelle du positivisme aux cotés d’Adorno contre Popper et les siens, et met à jour l’aspect force productive de la science dans le monde contemporain et sa dimension intersubjective refoulée;  il se prononce sur divers événements sociopolitiques et historiques du mouvement étudiant (années 1960) à l’actuelle crise grecque (2015) en passant par le 11 septembre (débat avec Derrida)[1]. Michaël Foessel qui présente le dossier prend soin de signaler que l’intitulé Le dernier philosophe ne signifie pas la fin de la philosophie et que Habermas avait donné ce titre, en 1971, à Hegel qui maintenait la tutelle de la discipline sur les sciences. A l’instar de Hegel, il cherche à « conceptualiser ce qui est », mais à son encontre il ne pense pas que tout soit rationnel. Pour lui, il est des formes de rationalité dans le présent qu’il faut repérer pour aller plus loin. Dans sa condition « postmétaphysique », la philosophie -ouverte aux sciences et dans un « espace public » où s’élabore une universalité communicationnelle-  sauvegarde sa réflexivité générale sur la société, ouvre au changement et combat sur deux fronts : la critique des illusions dogmatiques et la reconstruction de la raison. « La triade conceptuelle que forment la sphère publique, la discussion et la raison a, de fait, dominé tant mon travail de chercheur que ma vie de citoyen. »
Cette phrase de Habermas est extraite du discours prononcé lors de la réception du prix Inamori à Kyoto[2]. Texte remarquable où le penseur, tout en réaffirmant l’inutilité pour un philosophe de « parler de soi » au vu de l’importance des idées et de leur formulation, « soupçonne » quatre « expériences » d’être à « la source de ses intérêts ». D’abord celle de la maladie et de plusieurs interventions chirurgicales lors de la prime enfance puis à l’âge de 5 ans mieux ancré dans  la mémoire. Elle lui a sans doute communiqué le sens de la dépendance à l’égard des autres et l’importance du lien. Ce qui distingue l’homme des espèces animales qui vivent en communauté, c’est d’exister « dans un espace public », de ne pouvoir devenir une personne qu’en développant les compétences que lui assure son insertion. L’intérêt pour la constitution intersubjective de l’esprit humain développée par C. S. Peirce, G. H. Mead, Cassirer, Wittgenstein et bien d’autres puise à cette source.
Ensuite, un « handicap » d’articulation empêchait les autres écoliers de comprendre leur collègue Habermas et les poussait à le rejeter. Viennent de là une approche philosophique centrée sur le langage et une théorie morale qui lui est liée. Les philosophes classiques ont toujours associé le langage à la représentation ; pour notre auteur, « nous usons du langage à des fins plus communicationnelles que purement cognitives. Le langage n’est pas le miroir du monde ; il nous permet d’accéder au monde», de prendre position vis-à-vis des énoncés d’autrui. Suite au handicap aussi, la conviction de la supériorité de l’écrit sur l’oral et la place prééminente de la « discussion pas qu’orale », appuyée sur des raisons, dans la communication. L’impératif éthique qui en procède est le refus de la discrimination sociale et la nécessité  d’intégrer dans le réseau mutuel les personnes menacées d’être exclues ou marginalisées.
Avec la troisième « expérience », nous passons du personnel au politique et l’année 1945 devient charnière. Le passé nazi de l’Allemagne, criminel et pathologique, appelle à reconnaître la « responsabilité collective » (Jaspers) et à une nouvelle théorie qui, tout en reconnaissant la différenciation présente dans les sociétés modernes (Marx), retient ce que Brecht appelle les formes « amicales » du vivre-ensemble. Il fallut surtout penser avec le Heidegger du Dasein et d’Être et temps (1927)  contre le Heidegger des années hitlériennes (Introduction à la métaphysique publié en 1953), celui de l’appel à la « violence créatrice », de la clôture platonicienne de la pensée authentique  à « quelques uns » (Discours du rectorat, 27 mai 1933), du rejet de l’universalisme égalitaire des Lumières…
Enfin dans le climat morose de l’après-guerre en République Fédérale, face à des penseurs réunis par le mépris de la masse et la célébration de l’homme supérieur (Heidegger, C. Schmitt, Jünger, Gehlen…) et grâce aux perspectives ouvertes par la Théorie critique de Horkheimer et d’Adorno (dont il devient le premier assistant en 1956 à l’Institut de recherche sociale de Francfort), Habermas met au centre de sa pensée le concept d’Espace public. Seul il peut, dans les structures complexes   de la modernité, « unir ce qui est différent sans aplanir les différences »,  constituer le cœur de la démocratie et œuvrer à l’intégration sociale. La médiatisation par le droit lui est nécessaire. Quant aux interventions de l’intellectuel, elles doivent livrer les meilleurs arguments, relever le niveau des débats tout en se sachant faillibles. A l’intérieur de l’Allemagne, de l’Europe ou dans le monde, il doit toujours prendre soin de séparer rôles public et professionnel. « Il ne doit donc pas confondre « influence » et « pouvoir ».
*** 


Si nous avons donné tant de place à ce Discours, c’est parce qu’en croisant la vie de Habermas aux thèmes de sa pensée, par sa plume même et dans l’esprit de synthèse qui le caractérise, il donne du penseur une image concrète éloignée de sa sécheresse supposée et fidèle à « sa personnalité disponible, fraternelle et bienveillante » ( J-M Durand Gasselin). Le numéro d’Esprit  comporte, par ailleurs, un long entretien avec le philosophe qui revient plus en détail sur son itinéraire, ses problématiques et ses débats. Il se répartit en 3 chapitres, l’un centré sur l’Allemagne, le deuxième évoquant surtout « l’effet Habermas » en France[3] (divergence avec Ricœur, controverses[4] puis dialogue avec Foucault[5] et Derrida…). Le dernier est consacré aux interventions politiques du citoyen Habermas, à sa réflexion sur le droit international où il reprend l’idéal cosmopolitique kantien à la lumière des objections de Carl Schmitt (J-Cl Monod), et à cet ouvrage monumental Droit et démocratie, Entre faits et normes (1992)[6] qui avec Théorie de l’agir communicationnel (1981)[7] constitue l’apport théorique le plus important de Habermas.
Ce que nous devons surtout à cet éminent penseur, c’est la restauration de la place et de l’importance de la raison après sa « destruction » par le fascisme et la désillusion née chez ses aînés de l’Ecole de Francfort[8] quant aux Lumières. Habermas critique la raison « instrumentale »[9] (l’assujettissement des moyens à une fin) qu’il préfère appeler « fonctionnaliste » et qui tend à « coloniser le monde vécu » par les logiques du marché et de la bureaucratie. Il nomme « raison communicationnelle » celle née dans et de la discussion. Il retrouve par là Kant qu’il « détranscentalise » grâce au paradigme nouveau du langage.       



[1] Jacques Derrida, Jürgen Habermas: Le “concept » du 11 septembre, Dialogues à New York (octobre-décembre 2001) avec Giovanna Borradori, Galilée, 2003. 
[2] Inédit en français et inclus dans le numéro.
[3] On regrette l’absence de Castoriadis dans le dossier. Habermas dans Le discours philosophique de la modernité (Gallimard, 1988) a consacré à L’Institution imaginaire de la société (Seuil, 1975) un des plus pertinents commentaires sur l’ouvrage (pp.387-396)  
[4] Une des méprises à l’origine des controverses est le fait d’avoir appelé Foucault et Derrida « jeunes conservateurs » et qui fut traduit en français par « néoconservateurs ». Esprit, p.44.
[5] Le dialogue avec Habermas est l’une des origines du texte de Foucault : « Qu’est-ce que les Lumières ? ».
[6] Traduction française chez Gallimard, 1997.
[7] Traduction française en 2 volumes chez Fayard, 1987.
[8] Horkheimer, Adorno: Dialectique de raison, 1947 ; Adorno : Prismes, 1955.
[9] Le concept et le mot sont de Max Weber.