Thursday 3 December 2015

SVELTLANA ALEXIEVITCH, NOBEL DE LITTÉRATURE : UN MEMORIAL DE LA SOUFFRANCE ET DU COURAGE






Svetlana Alexievitch: La Fin de l’homme rouge ou Le temps du désenchantement, traduit du russe par Sophie Benech, Actes sud, 2013, 544pp.
Œuvres (La guerre n’a pas un visage de femmeDerniers témoins, La supplication) précédées d’un entretien avec l’auteur avec Michel Eltchaninoff, THESAURUS, Actes sud, 2015, 800pp.


​        Le 8 octobre 2015, le prix Nobel de littérature a été décerné à l’auteure biélorusse Svetlana Alexievitch. Née en 1948, écrivant dans la langue de Pouchkine, elle connaît étroitement l’Ukraine où elle résidait en été, sous des soleils radieux, chez sa grand-mère. Ses œuvres avaient couvert la manière dont furent vécus des événements majeurs du soviétisme et de l’après soviétisme : la guerre d’Afghanistan (1979-1989) in Les Cercueils de zinc où des enfants de l’intelligentsia rurale naïfs, idéalistes et nourris des slogans du régime devenaient des assassins ;  la catastrophe humaine et écologique de Tchernobyl (1986) qui mit en question le progrès de la science et de la technique in La supplication, 1998…) Elle a surtout dressé un grand tableau historique de la période, allant des famines des années 1930 à l’ère Poutine en passant par la seconde guerre mondiale et autres avatars, telle que ressentie par des témoins. La Fin de l’homme rouge avait connu le succès bien avant la récompense suédoise. Les livres ont accompagné la perestroïka, mais les personnages, auxquels Alexievitch  donne la parole, ne lui sont pas particulièrement tendres.
​        Pour se mettre à l’écoute de cette œuvre et en saisir pleinement la portée esthétique et cognitive, il faut la lire à l’écart d’une polémique oiseuse : la prestigieuse récompense lui a-t-elle été octroyée pour sa qualité littéraire ou en raison du «courage » de l’écrivaine, de l’importance d’une période où souffrance et vaillance ont rarement été aussi longues et aussi profondes ? De n’être pas une œuvre de fiction ou d’imagination n’enlève rien à l’intensité dramatique des témoignages recueillis. Comme si une histoire orale jaillie de protagonistes anonymes parsemés sur un vaste territoire et habituellement destinée à la disparition affirme sa teneur inaltérable et se fait une force de naître tout droit d’une réalité et d’en rendre fidèlement la terreur. Autre question adjacente et superflue : les confessions enregistrées ont-elles été retouchées par une main littéraire ou s’agit-il d’une fidélité journalistique à toute épreuve? Le sens du récit, la mise au ban de la banalité, le passage des émotions aux sensations et du passé au présent, le désordre ordonné des souvenirs, l’assise réaliste…tout conspire vers le pouvoir des témoignages à servir le réel par leur artifice propre, indéniablement attrayant.
​        Prenant la parole, les voix choisies et recueillies, essentiellement de femmes, racontent dans La Fin de l’homme rouge un double désenchantement : celui de l’époque soviétique où elles connurent la famine, la dictature, la Terreur, la guerre (quand on n’y est pas, on s’y prépare), les privilèges de la Nomenklatura, les magasins vides, les interminables queues… et celui de la période suivante où ce qu’on nomma « les lois du marché » ne fut que prétexte au pillage du domaine public par une petite minorité, où la profusion d’articles de consommation (parmi lesquels le saucisson joue un rôle fétiche) ne compense ni l’anarchie, ni l’insécurité, ni les  inégalités flagrantes , ni la nouvelle peur diffuse et omniprésente… A partir de leurs perspectives propres, de destinées singulières, de souffrances plus que de joies, les protagonistes racontent les illusions de la période intérimaire où ils défendirent Gorbatchev et Eltsine pour regretter maintenant une grande puissance à laquelle ils étaient fiers d’appartenir, un soviétisme où se résolvaient les identités nationales et religieuses, un régime qui prônait le culte du sacrifice, le mépris de l’argent, l’altruisme…Le stalinisme et ses versions « végétariennes et tempérées » sous Khroutchev et « les vieillards du Kremlin » furent atroces ou durs, totalitaires et policiers, mais la chute de l’URSS donna lieu au pire et fut vécue comme une tragédie. La majorité voulait quelques réformes, plus de liberté et plus de bien être, mais la chute de l’édifice entier alla au-delà des pires craintes. « La Russie changeait et se détestait en train de changer ». De l’échec du socialisme prolétarien on passait au scandale du capitalisme sauvage. 




​        Chaque témoignage commence avec quelque convention, puis invente son allure propre, imprévisible. Il pointe ses repères, charrie des souvenirs, des détails, des anecdotes. Il rapporte l’abominable (la cruauté des partisans dans leur guerre glorieuse, la mère qui noie 2 de ses enfants pour sauver les autres...) et est plein d’histoires drôles (Les communistes, ce sont ceux qui ont lu Marx, les anticommunistes ceux qui l’ont compris). Le vécu intime, répondant aux événements et inscrit dans une plus ample collectivité, ne cesse de se prendre dans un jaillissement fougueux mais non dénué de rigueur puisqu’il soutient toujours l’intérêt.  C’est là son économie propre et sa force de bouleversement.
          Les témoins sont variés et on ne trouve pas parmi eux seulement les victimes et les désabusés, mais également ceux qui ont adhéré aux idéaux du changement de l’homme et de la société, au point d’y consacrer leurs vies : « Quand ils parlent de nous, ils disent: Pourquoi ils ont fait la révolution, ces crétins? Mais moi je me souviens... je me souviens de cette flamme dans les yeux des gens. Et nos cœurs étaient brulants… ». Dans le monde soviétique, le bourreau est lui aussi victime. Svetlana Alexievitch n’est pas une dissidente radicale. Elle reçut  l’idéologie à l’école et à la maison. Auteure, elle interroge et s’interroge. Pour la période ultérieure, elle recueille la voix d’une « panthère et  prédatrice » qui veut réussir dans le monde « fou » et « sauvage » du marché.
          « L’art de la parole est une tradition russe » affirme Svetlana dans un entretien. Sans doute. Mais il faut convenir que les témoins appelés ont beaucoup lu. Les grands classiques russes de Pouchkine à Soljenitsyne, et de Tolstoï à Gorki. Ils citent les poètes contemporains : Mandelstam, Brodsky… Dostoïevski est omniprésent dans les débats sur la liberté, sur le désir du bien qui aboutit au mal absolu, sur la noirceur de l’âme…Quand ils n’invoquent pas Taras Bulba ou Le Maître de Boulgakov, ils les répètent ou les revivent ou parlent comme leurs auteurs, témoin cette phrase à la Tchékhov : « J’ai accroché une icône dans un coin, et j’ai pris un petit chien pour avoir quelqu’un à qui parler. » La « civilisation soviétique » a permis la diffusion du livre et il ne cesse de surgir et de ressurgir comme un signe distinctif de la collectivité ou de son intelligentsia, à coté mais bien plus, que les films et la musique. « Nous avons grandi avec des mots. Avec la littérature », glorifiée ou interdite.

          Est-ce « l’âme russe » dont le thème revient, en particulier sous la forme de la passion des femmes pour les hommes malheureux, qui prend ici la parole ? Les protagonistes ne cessent de la tisser et de l’effiler et, mythe ou réalité, elle fut nourrie aux meilleures sources littéraires. Les témoignages transcendent l’époque pour affronter les énigmes de la vie, de la mort, pour tenter de décrypter les fréquents suicides, pour donner sens à la souffrance. Ce « roman à voix », ce chœur tragique orchestré par Svetlana Alexievitch est indéniablement une œuvre capitale.