Saturday 12 March 2016

HIND DARWISH DÉCORÉE






Excellences,
Monsieur le Conseiller,
Chers amis,
Chère Hind

          J'ai cherché à résister à un vers arabe ancien qui s'imposait à moi, mais ce fut vain. Le voici en guise de commencement: 

ليست كمن يكره الجيرانُ طلعتَها     ولا تراها لسرّ الجارٍ تختتلُ
[Elle n'est pas de celles dont les voisins détestent l'allure et aux aguets de leurs secrets tu ne la vois pas. (Al A'châ Maymûn b. Qays)] 
Je ne le cite pas pour mettre à l'épreuve l'arabe timide des diplomates français ici présents. Je ne le fais pas seulement pour évoquer les qualités les plus patentes de Hind, le charme, l'élégance et la discrétion, je le fais principalement pour attirer l'attention sur l'un des points de rencontre des cultures arabe et française, cet art de la litote qu'on a dit si caractéristique du classicisme français et que je trouve ici consommé dans le vers de cette ode antique. Car il s'agit de 2 cultures ce soir et il s'agit d'une personne qui essaie de les joindre tout en étant en harmonie avec leurs aspirations profondes et en les incarnant avec un naturel distingué. 
  
       Avec Hind, c'est toujours la même chose: on commence par en tomber amoureux et on finit par être pourchassé pour un nombre de signes, un point virgule, un titre hermétique, une date butoir...       
       J'ai connu Hind en 2004 quand elle s'affairait, cavalier seul, à Francfort pour l'année du livre arabe avec les qualités qu'on lui connaît et où elle était littéralement persécutée par des responsables du ministère de la culture libanais en raison probablement de sa probité et autres vertus. La voici aujourd'hui 12 ans plus tard, un des points de passage obligés de toute francophonie voire de toute activité culturelle à Beyrouth & plus loin. Du cavalier seul au Chevalier des Arts et des lettres, c'est un peu le même territoire, le même profil, la même course, mais quel chemin parcouru, quelle destinée dirais-je ! Il faut en ce point savoir gré à Alexandre Najjar qui a permis à Hind d'être elle même et ajouter, en éloge aux 2, d'être devenu partiellement elle. 

       Hind s'active aujourd'hui dans la francophonie en passionaria nomade  jamais anonyme toujours combattante passant d'une ville à l'autre et d'un pays au suivant. Elle contribue par des touches discrètes à tel ou tel ou tel salon du livre,  telle compétition sportive, telle manifestation culturelle...

        Elle coordonne le comité de rédaction de L'Orient littéraire avec nous, Alexandre, Charif, Jabbour, Georgia, Ritta, moi même ...le gros lui incombe et elle réussit à force de travail et de tact au milieu de buissons d'égocentrismes médiatiques et culturels, de mers de procrastination...Son pouvoir s'est étendu avec son acharnement à la tâche, sa présence continue, l'affermissement de son jugement et cette modestie qui ne lui fait pas craindre conseils et collaboration. Et quand la décision est prise, c'est dans le gant de velours la main  de fer.





         Elle anime à l'ombre d'un Alexandre Najjar aux préoccupations multiples -mais dont la confiance et la générosité sont inouïes- une maison d'édition, L'Orient des livres, nouvellement créée pour mieux faire connaître les auteurs libanais en France et même pour repérer de nouveaux talents et continuer à consacrer d'autres. L'association avec Actes Sud, Sindbad et notre ami Farouk Mardam Bey dont nul n'égale les efforts pour faire connaître en France le plus beau et le plus varié des échantillons littéraires arabe est un choix sûr et la meilleure des garanties. 
            D'une fidélité à toute épreuve (on peut poser la question aux Samir Frangieh), sa profonde réussite reste de conjuguer, dans la vie comme dans ses diverses activités une libanité ferme, sourcilleuse quant à la souveraineté et aux libertés, un arabisme sûr de ses valeurs et ouvert, un appui aux peuples en lutte pour leurs droits, et une appartenance méditerranéenne où la francophonie tient sa juste place et son éminente valeur. 


            Et croyez moi, ce n'est pas une mince affaire.

* A l'occasion de la nomination de Hind Darwish au grade de Chevalier des Arts et des Lettres, le 11 mars 2016 à l'Institut francais du Liban, Beyrouth.  

Friday 4 March 2016

HARET EL YAHOUD DU CAIRE A DÉSORMAIS SON CHAGALL








Tobie Nathan: Ce pays qui te ressemble, roman, Stock, 2015, 540pp.
          En prenant pour titre de son dixième roman un vers de Baudelaire, Tobie Nathan, universitaire français, psychologue et ethnopsychiatre à l’école de Georges Devereux, né au Caire en 1948 et l’ayant quitté en 1957 dans la foulée de dizaines de milliers de juifs d’Egypte, répond à une invitation au voyage dans un temps qu’il a peu  connu mais qui ne l’a jamais quitté, sa fiction allant d’avant 1925 à la révolution de juillet en 1952. Mais de quel pays s’agit-il ? de Haret el Yahoud, scène primordiale, antique et inchangée jusqu’à sa disparition ? d’une de ses venelles ? du Caire où ce quartier s’imbrique avec d’autres aux échelons des croyances et pratiques? de l’Egypte pré nassérienne où pullulent chanteurs et danseuses, qui aime son roi malgré ses travers scandaleux et dont le peuple a un sens aigu de la dignité nationale? de l’Egypte multiséculaire où le peuple entier est « cannibale » en mangeant ces fèves qui s’apparentent à des fœtus et les mijote de façon succulente, les mélangeant à l’huile et aux épices ? La réponse ne saurait être exclusive. Mais Le Caire est au carrefour des cercles et les condense. La ressemblance (du vers baudelairien) est encore chose essentielle et on la devine dans ce propos où l’auteur affirme que contrairement à Paris, ville où domine la raison, au Caire triomphe la vie : Al Qahira, la victorieuse, ne l’est que de l’ordre.
          Si Nathan réussit un portrait aussi vivant du quartier juif du Caire, c’est qu’il le saisit à travers des personnages atypiques, hauts en couleurs mais aux marges de la normalité : Esther belle mais tenue pour folle et habitée par un ‘afrît pour être tombée à 5 ans d’une terrasse et avoir perdu connaissance ; son mari et cousin Motty, son aîné de 14 ans,  beau et « immense dans sa galabeya immaculée », aveugle dès la tendre enfance, presque autiste et tenant dans sa mémoire les comptes des artisans juifs du souk des gawharjî (joailliers) . Le couple s’aime et est heureux en ménage, ce qui est une exception, un don de Dieu peut être, dans la Haret où on se mariait parce qu’on respirait, marchait, mangeait…Il reste 7 ans sans enfants, ce qui explique le recours à Khadouja, la sorcière, qui connait « les plantes, les pierres et les paroles qui font venir les enfants » et dont le théâtre d’opération est la vieille ville où elle déambule et dort sous les porches. D’un quartier l’autre : Esther et ses tantes passent à la hara musulmane de Bab el Zouweila pour participer à un rite conduit par la Kudiya aux seigneurs, les « zars », rite composé de danse, de transe, de présences…et un fils, Zohar « la fumée »de naître, principal héros du roman. Pour le lait maternel et la circoncision, il en faudra des stratagèmes, des recours dont le récit ne cesse d’étonner et de captiver. A l’instar de la logique narrative de notre ami Jabbour Douaihi, celle de Tobie Nathan a l’art d’intercaler entre 2 détails insolites un développement encore plus inopiné. D’où notre ensorcellement par des récits qui ne cessent d’émerveiller comme des contes.
          Les singularités pittoresques de Haret el Yahoud, dont on ne saurait dire si elles sont réelles ou sorties de la seule imagination, enrichissent leur épaisseur du cadre social où elles vivent : familial bourré d’oncles et de tantes aux avis partagés, économique plein de petits métiers, de misère et de désœuvrement, topique avec les synagogues et les tombeaux de saints, religieux avec des rabbins qui cherchent à traquer  les superstitions tout en s’accommodant avec elles par des amulettes et des prières étranges, philosophique avec la nokta (blague) comme expression fondamentale…Le quartier lui-même n’isole ses juifs ni des autres juifs sortis d’ici ou venus d’ailleurs et qui enrichis (les Cattaoui, Cicurel, Curiel, Mosseri, Menasce…) cherchent à faire bénéficier leurs frères dans le besoin de leur bienfaisance ; ni des autres Egyptiens auxquels les lient une langue arabe pleine de saveur, un patrimoine aux aspects innombrables fait de coutumes, de sagesse et de poncifs.
          La communauté de la Hara menait une vie quotidienne de routine, de misère et de bonheur. Mais elle se pensait hors du temps, présente avec Moïse avant l’exode, rappelée à la foi par Maïmonide 3000 ans plus tard, ayant survécu à tous les envahisseurs des Perses aux Ottomans ; elle croyait appartenir au paysage « comme les ibis, comme les bufflons, comme les milans ». C’était sans prévoir les affres du colonialisme, du nationalisme et de l’intégrisme.
          De fait, le roman de Tobie Nathan en cache deux. Le premier dont on a esquissé les principaux traits et un second consacré aux secousses du XXème siècle. On les suit à travers trois amis juifs, deux de la hara et l’un d’origine italienne. Nino Cohen Nino Cohen se convertit à l’islam et épouse la cause des Frères prenant le nom d’Abou l’Harb, Joe di Reggio  lorgne le sionisme par le biais du Maccabi du Caire ; Zohar ne cherche qu’à s’enrichir. Ils finiront respectivement dans la solitude, la mort,  l’exil. Ce deuxième roman est moins original,  néanmoins indispensable pour l’approche du cataclysme et la clôture du récit. Mais les dizaines de pages consacrées aux frasques et érections du roi Farouk, sans manquer de détails piquants et de notes analytiques justes, nuisent à l’économie de l’œuvre.
          Le texte gagne à baigner dans toutes les saveurs, celles de la bouche, de l’érotisme[1], de la parole qui ne manque pas de glisser d’une langue à l’autre[2]. Il approche vivement l’identité : les juifs sont affirmés des Egyptiens comme les coptes et les musulmans, mais la dualité est partout.  Zohar Zohar a pour nom arabe Gohar ibn Gohar et le nom est déjà double. La Kudiya lui dit : « Rappelle-toi, enfant de la nuit, tu n’es pas un mais deux ! Et si un jour tu crois savoir avec qui tu fais un, pense que tu n’es pas deux, mais trois… »      
Si l’on peut dire que la communauté juive d’Egypte  a eu en Edmond Jabès (1912-1991) l’auteur du Livre des questions son Rothko, il est possible d’ajouter qu’il n’est pas loin d’avoir en le livre de Tobie Nathan son Chagall, un Chagall moins poétique mais plus sensuel. 



[1] Le roman de Nathan a été rapproché de ceux de Mahfouz et je crois que les chapitres qui portent des noms de lieux sont un hommage discret au grand romancier égyptien dont les œuvres portent le plus souvent des noms de quartiers cairotes ; pour le désœuvrement et la misère on l’a rapproché d’Albert Cossery…Pour l’érotisme, les rencontres de Zohar et Masreya, et les abondantes citations du Cantique des cantiques, je lui trouve des points communs avec un roman qui se passe en Egypte (mais à Alexandrie) à l’époque hellénistique, l’Aphrodite (1896) de Pierre Louÿs. Je l’ai toujours trouvé en éditions bibliophiliques illustrées chez les libraires de livres anciens au Caire.     
[2] Certaines traductions de l’arabe sont toutefois risquées voire erronées : le prénom Nassrî ne renvoie pas à nisr (aigle) mais à nassr (victoire) ; 3alameyn ne signifie pas « deux mondes » (3âlameyn), mais deux étendards ; l’expression Kân yâ mâ kân qui débute les contes, mais qu’on ne trouve ni dans le Coran  ni dans la poésie ancienne, signifie le plus probablement : « Il a été parmi les (nombreuses) choses qui ont été » et non : il a été il n’a pas été…