Friday 8 April 2016

TRADUCTION DE OUNSI EL HAGE : « A LEILA »

A Leila

          Il est des morts qui libèrent leurs propriétaires, et je ne te pense pas de ceux-là. L’ange gardien ne retourne que soucieux à ses paroissiens.
          Ta mort, par sa pudeur même, présentait des excuses car tu ne voulais, en dépit des douleurs et de la peur, importuner personne. Et ainsi fut ta vie entière. Tu as continué à incarner le sacrifice jusqu’à ma peur de sa grandeur en toi, et je l’ai haï tant il m’a montré l’infamie de mon égoïsme.
          O ma seconde mère ! Ma face errante était entre tes mains à ton agonie quand tu posas les doigts avec une grâce infinie sur ma tête et  prononças ces seules paroles d’une voix accueillante et consolatrice : « Pourquoi es-tu abattu ? » J’ai pensé alors que tu ne savais pas, ou que tu étais déjà dans un univers de plein ravissement. Maintenant je sais que tu m’as oint la tête de pardon.
          Je me dis pour alléger ma peine: peut être t’ai-je mérité un jour par l’amour. Mais quel allégement est-ce quand ma pratique de cet amour échouait à me rendre digne de toi? J’ai été injuste pour toi comme nul ne le fut avec moi.
          Adieu ma compagne, il n’est de plus belle appellation ! Une compagne qui, par sa générosité,  a fait croire à son compagnon qu’il est des deux le plus fort alors qu’en réalité il est le faible le plus faible, et rien ne révèle le vrai comme le retrait du Bien emportant sa couverture.
          Mes yeux ne quitteront pas ton image à l’heure de la séparation : ton visage était serein comme l’est l’âme du créateur au moment où il sacrifie sa vie pour ses créatures.


Texte de Juillet 2004

Traduction : Avril 2016 

OUNSI EL HAGE: UNE POÉSIE DE « LA CRUAUTÉ »





Delacroix: La lutte de Jacob avec l'ange 



Ounsi El Hage: kana haza sahwan (Ce fut par mégarde), 250pp, Nawfal, 2016.
« Ce fut par mégarde/Je n’ai pas écrit ces lettres et ces articles, et je n’ai que peu été dans les journées où je fus./L’homme a le droit de renier sa vie si elle ne ressemble pas à ses vœux, et de ne reconnaître en l’absence de cette ample mer derrière lui que des grains de sel et quelques points de buée. » On retrouve dans le texte qui donne son titre au recueil posthume d’Ounsi El Hage (1937-2014) bien des thèmes du poète : la dénégation, le travail vigoureux de l’involontaire, la singularité des images pour traduire le combat de la présence et de l’absence, du réel et du personnel, de l’idéal et du concret…Ils donnent un avant goût de l’ouvrage mais ne font que peu soupçonner la tension majeure de ses thèmes.
Dans sa présentation, Nada El Hage, sa fille, affirme que le « brouillon des écrits » lui a été remis par le poète et qu’elle a gardé telle quelle la division des parties (on regrette l’absence d’une table des matières) : Métaphysique et religion ; Soi ; Conduite ; Littérature ; Art ; Amour ; Nuages. A l’exception du dernier poème paru précédemment mais publié ici dans sa forme définitive, les textes sont inédits. Ce sont les derniers de l’auteur, un homme miné en ces moments par le mal même qui a emporté sa mère et sa femme Leila : le cancer. A la fin des années 1980, Ounsi El Hage, qui fut à l’aube des années 1960 le pionnier du poème en prose arabe, a commencé à écrire des Khawatim (sceaux) ; par ce vocable, il cherchait à désigner une écriture aphoristique qui joigne « le fin mot et l’essence » et qui, sous couvert de délaisser la poésie, n’en est qu’un approfondissement, comme l’écrit Abdo Wazen dans sa postface avant d’ajouter : on trouve ici « les derniers sceaux, les sceaux des sceaux ».
Ce qui frappe dans ces textes, c’est, outre leur densité, leur extrême tension. D’où vient-elle ? De l’équivalence des antagonismes qu’elle met sur la scène et en scène, d’une poésie qu’on pourrait dire, à la semblance du théâtre d’Artaud, longtemps référence affichée d’El Hage, de « la cruauté », de « la souffrance d’exister ». Nous sommes en présence d’intensités également puissantes dont la confrontation ne saurait aboutir à une victoire ou avoir de fin : « Etre un ange t’innocente/ Etre un démon t’innocente aussi ». Que sont ces intensités ? L’angélique et le démoniaque, le destin et la liberté, l’innocence et la faute, la fatalité et la grâce, le chaos et l’ordre, l’impiété et la foi, la mysticité et la concupiscence, voire la force et la faiblesse…Bref des valeurs morales, des catégories religieuses, des concepts métaphysiques, des états physiologiques et des affects, ce qui forme le tissu de la vie et épouse toujours des formes concrètes. Le combat de Jacob avec l’ange (si bien représenté par Delacroix et commenté par P. J. Jouve) est la scène originelle et permanente. La sympathie de l’auteur va même à « la personnalité ‘contradictoire’ et ambiguë » de Raspoutine qui a joint l’impétuosité de la foi à celle du désir sexuel.
Le combat est sans issue tant les forces sont égales, tant les faiblesses le sont aussi : « le désir est l’appel de la proie à la proie/l’appel du chasseur au chasseur/l’appel du bourreau au bourreau ». D’où la gratuité du témoignage : « Je ne questionne pas pour qu’on me réponde, mais pour crier dans la prison du savoir. » La lutte est sans répit ; nul pardon, nulle rédemption, nulle catharsis (Exit Artaud) ne sont profitables ou possibles. Le vocabulaire et la thématique baignent dans La Bible et surtout l’Ancien Testament, mais le statut de la religion n’est pas fiable. Même les Nuages à qui il demande : « Bénissez le maudit qui marche vers sa fin/…Apprenez moi la joie de disparaître », et qui servent d’exutoire aux poètes depuis Baudelaire, ne peuvent rien promettre.
Ce qui aggrave l’état agonistique de ce monde, c’est que nulle essence (ou protagoniste) n’y est stable, chacune cachant son contraire : le matérialisme peut renfermer la foi et les ténèbres la lumière : « J’ai levé mon poing contre le ciel/ J’ai maudit et dénié la grâce/ Mais dis moi comment me débarrasser/De l’enfer du ciel que j’ai dans la poitrine ? » Deux actions prennent ici une importance : « gratter » et « creuser ». Ils peuvent mener au caché, même si le pari est risqué : « Creuse dans l’obsession/Continue de creuser/Jusqu’à ce qu’apparaisse au bout le noyau/soit un bijou soit la vacance du vide » ; même si « l’inconnu demande à l’inconnu de se donner et de demeurer inconnu ».
Cette vision métaphysico-poétique renversante se fait d’autant plus dense et puissante qu’elle cherche à s’exprimer dans un style ferme et concis qui ne veut pas lâcher les rênes de la poésie, cœur battant du projet hagien quelles que soient les intentions.

     Dans les premiers recueils d’Ounsi El Hage prédomine, sans exclusive, la dénégation esthétique. Dans les recueils ultérieurs, un épanchement lyrique adoucit les tensions au point de les voiler. Dans ces écrits posthumes « la cruauté », à l’approche de la mort et dans les affres de la maladie, est à son paroxysme esthétique et existentiel. 

POUR GHASSAN SALAMÉ A LA DIRECTION GÉNÉRALE DE L’UNESCO






            A l’heure où une opportunité est donnée à une personne originaire du Liban ou de l’un des pays de la collectivité arabe d’occuper pour la première fois le poste de directeur général de  l’UNESCO en 2017 et de montrer ce qu’un représentant de cet ensemble peut apporter à l’Education, la Science et la culture une fois qu’il en aura assumé la conduite sur la scène internationale, le collectif de L’Orient littéraire  et nombre d’intellectuels libanais, trouvent que M. Ghassan Salamé est le plus apte, parmi d’autres méritants, à être choisi pour cette candidature, à gagner dans ce but la confiance et l’appui des pays de la région, et surtout à remplir la mission au cas où il est élu.
          Nous sommes dans la conjoncture actuelle devant un monde menacé de se retrouver « hors de ses gonds ». Les crises économiques, les flux migratoires, les poussées démographiques, les guerres internes et externes, la montée des intégrismes, de la violence, de la tyrannie, du terrorisme, les menaces écologiques…font craindre les pires catastrophes et les pires replis identitaires ; cela à l’heure où les progrès des sciences, des techniques et de l’information ne connaissent pas de limites. Il est donc capital que l’UNESCO, parmi d’autres organisations internationales et à leur tête,   refasse jouer à la culture un rôle pionnier dans la reconnaissance de la diversité et dans les vertus du dialogue. Il est capital aussi qu’elle fasse retrouver ce que les civilisations, dans leurs variétés et le pluralisme de chacune d’elles, ont de valeurs convergentes, communes et universelles.
          La tâche est difficile, énorme au milieu de tant de flux complémentaires et contradictoires. On peut cependant dessiner quelques uns des aspects du profil de la personne à choisir. Une connaissance approfondie du monde actuel et de ses équilibres ; un attachement indéfectible aux  normes universelles du droit des individus, des peuples et des Etats ; la loyauté envers les libertés et la démocratie ; une expérience solide des instances internationales ; l’art de dialoguer et la force de construire une vision cohérente ; l’habileté prouvée de diriger des équipes et l’énergie de l’initiative et de la poursuite des tâches.
          Issu d’un Liban qui reste, sur de nombreux points, un modèle du vivre ensemble, fruit de cette République plurielle résiliente, arabe et multilingue, aux institutions pédagogiques bien enracinées, Ghassan Salamé connaît  de près les failles d’un système de plus en plus embourbé dans son incapacité : il y a exercé des responsabilités ministérielles mais y a pu mener à bien la tenue du sommet international de la francophonie en 2002. Il n’est ni ne saurait être le candidat d’un parti ou d’une faction et la majorité de ses concitoyens suivent avec la plus grande attention ses interventions télévisées et se hâtent de lire ses livres et articles.
          Ghassan Salamé jouit par ailleurs d’une excellente réputation dans le monde arabe du Golfe au Maghreb ; il y est lu en plusieurs langues et ses anciens étudiants lui sont reconnaissants. Ses avis sont souvent sollicités par les cercles gouvernementaux. Sa carrière de conseiller principal  à l’ONU (2003-2006) n’y est pas étrangère. 
          Si ses études de science politique et ses contributions dans ce domaine  lui ont tracé une carrière académique internationale et l’ont promu à la tête d’instituts réputés (directeur de l'École des affaires internationales de Sciences-Po Paris de 2010 à 2015), les préoccupations culturelles ne l’ont jamais quitté. Il y a consacré ses premiers écrits et sa vision du politique donne une large place à la culture et à l’éducation. Sa présidence du projet AFAC (Fonds arabe pour l'art et la culture) pour développer les jeunes talents dans divers domaines créatifs depuis 2007 est un modèle de réussite. De là cette « éthique de la responsabilité » qui le qualifie bien : il saura être visionnaire tout en dilatant au mieux les limites du possible.
          Nous appuyons donc la candidature de Ghassan Salamé au poste de Directeur général non seulement pour ses qualités intellectuelles et morales et son expérience étendue de l’administration académique, politique et culturelle, mais surtout pour 3 raisons principales :
1.     Libanaise car elle re-dégage, pour les Libanais comme pour le monde,  cette figure culturelle propre à notre pays, qui a prévalu parfois, mais que le confessionnalisme étriqué et les violences ont souvent occultée : urbanité, richesse culturelle et compétence. Le message libanais dans ce qu’il a de plus noble et de plus profond.
2.     Arabe car elle est l’occasion pour les habitants des divers pays, plus ou moins empêtrés dans des conflits et des impasses, de se reconnaître dans un candidat qui allie presque naturellement l’appartenance et l’ouverture, et qui permette aux arabes de renouer avec leur générosité historique dont ils sont sevrés depuis de longues  décennies.

3.     Internationale car elle permet de parier sur l’importance de la culture, de la science et de l’éducation pour réconcilier un monde complexe engagé dans des conflits intenses et au bord d’éclatements désastreux pour le pluralisme, l’humanisme et le dialogue.