Basma Zerouali: Le
Quatuor de Beyrouth, Geuthner, 2016, 2016, 326 pp.
Dans Cités à la dérive, la belle trilogie
romanesque de Stratis Tsirkas, parue dans les années 1960, on voyait les grecs d’Egypte vivre, aimer et
lutter à Jérusalem, Le Caire et Alexandrie durant la seconde guerre mondiale et
ses suites. Avec Le Quatuor de Beyrouth, au titre si suggestif, l’intérêt
se porte sur les grecs du Liban et de la Syrie dans les décennies qui précédèrent,
celles qui préludent à la chute de l’Empire ottoman, où l’on assiste à sa plus
sanglante époque et à la naissance des Etats qui prennent sa place. Les grecs
d’Egypte ne trouvèrent pas dans le pays d’accueil une communauté proche d’eux
et formèrent un bloc compact ; ceux de Bilâd al-Shâm, arrivant par
vagues étalées, se joignirent par l’éducation et les alliances matrimoniales, à
leurs coreligionnaires rûm orthodoxes au point de perdre leur « visibilité »
quand leur nom ne les distinguait pas.
Le quatuor en question est formé de deux hommes et
de deux femmes, de deux fiancés et d’un frère et d’une sœur. Ils sont d’origine
grecque ou ont un ascendant grec dans leur lignée. « Quatre destins
singuliers entre hellénisme et arabisme » qui se sont croisés à Beyrouth. L’esprit
de la Nahda, l’anti ottomanisme et un journalisme d’avant-garde, de
combat et de libération les associent.
Petro Paoli naît à Beyrouth dans une famille grecque en 1882.
Après des études dans diverses écoles orthodoxes, il se lance dans le
journalisme de langue arabe qui prolifère après la révolution de juillet 1908 :
al-Watan, al-Wahda, al-Muraqîb. Dans l’état actuel des recherches, on ne
peut ni repérer ses articles ni en suivre l’évolution. Mais une flamme
révolutionnaire lui est imputée et il passe de l’appui aux jeunes turcs à l’animosité
contre l’Empire. Arrêté à de nombreuse reprises après l’entrée de la Turquie en
guerre en novembre 1914, considéré tantôt comme un citoyen grec, tantôt comme
un sujet ottoman, il fait le tour des prisons (Damas, Alep, Urfa, Qonia, Smyrne)
avant d’être condamné par la cour martiale d’Aley à la peine capitale. Le courage
dont il fait preuve durant son exécution le 6 mai 1916 est passé dans la
légende : il raille ses bourreaux, crie haut ses convictions et repousse
l’escabeau de ses propres pieds.
Marie Ajami (1885-1947) dont
le grand père maternel est grec naît à Bab Touma (Damas) dans une famille
vivant de la fabrication et du commerce des textiles et originaire de Hama. Elle fréquente des écoles irlandaise et russe,
enseigne à Moallaqa, près de Zahlé, s’inscrit à l’école d’infirmières du Syrian
Protestant College (future AUB de Beyrouth), rejoint l’Egypte où elle travaille
et rend visite à ses frères. Dès 1907, elle fait paraître des articles dans une
revue beyrouthine. En décembre 1910, elle fonde la revue al-Arûs (la
jeune mariée), premier périodique édité par une femme à Damas : « Revue
féminine, scientifique, littéraire, de santé, humoristique ». Sa
publication s’interrompt à l’automne 1914, reprend en octobre 1918 (avec un
entretien enthousiaste avec l’émir Faysal) et s’arrête en 1926. Elle fut la fiancée
tragique de Petro Paoli, lui rendit des visites en prison, entreprit des
démarches auprès de Jamal Pacha pour le sauver, perpétua sa mémoire dans sa
revue.
Constantin
Yanni (1885-1947) naît à Beyrouth et étudie à l’Ecole nationale de Baabdat. Il
considère Amine Rihani, l’écrivain déjà consacré, comme son maître et les deux
hommes s’écrivent. En 1905, à peine âgé de 19 ans, il devient rédacteur en chef
de la revue grecque orthodoxe de Beyrouth al-Manâr. Quatre ans plus
tard, on le retrouve à Homs chargé du premier journal imprimé de la ville et
portant simplement le nom de la cité. Parmi les signataires des articles,
quelques futurs martyrs de 1916. Il échappe « par miracle » au destin
de Petro Paoli, fuit en Egypte et rejoint le combat du chérif Hussein contre
l’armée ottomane. Il reste 9 ans au Hijaz et demeure fidèle au chérif de la
Mecque devenu roi et proclamé caliphe (mars 1924). Mais à l’abdication de
celui-ci, il réapparaît en kéfié et ‘abayé à Haïfa et retourne
définitivement à Beyrouth.
La seconde Marie (1890-1975) est la
sœur de Constantin Yanni et une fervente admiratrice de la première dont elle
devient l’amie ; entre elles, les échanges sont permanents. Elle fonde à
Beyrouth en pleine guerre Minerva (septembre 1916-mars 1917) « revue
de littérature, d’art et de société. » La publication reprend le 15 avril
1923 et plaide surtout pour une nouvelle condition de la femme. Au cœur de son
sentiment national libanais, la fibre grecque est toujours présente. Elle se
marie le 15 mai 1926 et part pour le Chili où l’amour des lettres ne la quitte
pas ; elle exige de revenir tous les 6 ans dans sa patrie. Après son
départ, Constantin assure la direction de la revue.
L’auteure
Basma Zerouali dirige à l’Ecole française d’Athènes un programme de recherche
sur la Grèce et le monde arabe. Elle a abondamment enrichi son ouvrage d’illustrations
dont on regrette la qualité moyenne et la mise en pages sans grande originalité ;
mais il faut l’avouer, les temps sont durs. Nous lui saurons gré d’avoir réussi
à écrire un livre qui se lit de bout en bout malgré des pistes inattendues et
parfois inopportunes et les lenteurs de quelques entretiens à pertinence
marginale. Sa passion, elle a su la communiquer en donnant une large place aux péripéties de la
recherche qu’elle a menée, au génie des lieux évoqués et à cet ample jeu avec
le temps passé et présent.
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