Friday 31 March 2017

GHASSAN TUÉNI, GARDIEN DE LA MÉMOIRE



         

                 


Ghassan Tuéni gardien de la mémoire ? l’affirmation paraît une évidence pour ceux qui ont suivi de près les combats du grand journaliste et éditeur, après la guerre, pour sauver tel immeuble, restaurer telle église, embellir tel musée, rendre à la vie ce festival international ou ressusciter une œuvre oubliée. Elle n’en est pas moins chargée de paradoxes, de ces apories que chérissait le Maître. Nous en évoquerons deux pour simplifier et gagner en clarté. D’abord il est difficile d’imaginer Ghassan Tuéni en gardien tant il était un partisan de l’offensive, homme d’action et d’imagination porté sur l’avenir et cherchant à le modeler, à l’inscrire dans la modernité et le progrès. Ensuite parce que sa mémoire n’est pas une mais multiple à l’instar de tout Libanais et plus que tout autre Libanais. C’est de mémoires au pluriel qu’il faut parler et ces mémoires, loin de se juxtaposer, s’enchevêtrent, se nient, se coordonnent, rentrent dans un ordre, une hiérarchie où la paix et l’équilibre ne vont pas de soi. Essayons de les citer sans prétendre les épuiser : mémoires personnelle, conjugale, familiale, partisane, corporatiste, urbaine, communautaire, religieuse, nationale, humaine…et n’oublions pas que chacune d’elles étend plus d’un domaine sous son aile : les lettres, les arts, les institutions, les pratiques, les événements, les pierres, les langues…
          Assumer  la sauvegarde des mémoires comme activité créatrice, l’investir dans la fidélité à des identités et des amitiés, l’inscrire dans des luttes politiques renouvelées dont l’enjeu est clair et décisif, conserver à chaque patrimoine son signe propre et sa valeur intrinsèque sous l’hégémonie vivante d’un combat pour un Liban démocratique, souverain, uni et pluriel, voilà le projet, ses prolongements et ses nombreuses facettes.
          Un exemple parmi d’autres : Le livre de l’indépendance paru en arabe en 1997, repris en français en 2002. Dans les dernières années du 20ème siècle, le Liban est sous tutelle syrienne et l’indépendance un souvenir estompé et un vœu pieux. Gébran Tuéni qui avait milité les 2 décennies précédentes aux côtés du parti destourien ne joue aucun rôle en novembre 1943, ce qui agace son fils aîné. Qu’à cela ne tienne, le projet prend corps de mettre à la disposition des Libanais un livre mettant en corrélation informations, images et documents capitaux, intégrant les faits dans un récit qui relate les événements depuis les élections législatives et présidentielles qui ont vu Béchara Khoury arriver au pouvoir, Riad el-Solh former son premier gouvernement, prononcer sa déclaration ministérielle et amender la constitution née sous le mandat français en 1926. Ghassan Tuéni (et nous[1] sous sa houlette) rend aux journées de novembre 1943 leurs multiples dimensions sociétales et populaires –certaines largement inconnues-, les inscrit dans le contexte régional et international, sans lui donner la prééminence. La réhabilitation de l’événement avait opéré son retour dans la réécriture de l’histoire, après avoir été écartée un temps par l’école des Annales. Le livre de l’indépendance est un reportage où s’investit un art journalistique ; il est une mise en narration où de nombreux « retours amont » donnent à l’ouvrage la tournure baroque qui est propre au génie littéraire de Ghassan. La remise en chantier d’une date qui restitue aux Libanais leur confiance en leur unité et sa force s’est conjuguée avec son élan naturel de générosité et d’invention. La mémoire a emprunté la voie de l’imagination et de l’action.
          Ghassan Tuéni a veillé sur sa mémoire personnelle. Il a tenu à regrouper, au fur et à mesure,  en livres et fascicules, ses plus importants éditoriaux, toutes ses interventions parlementaires, ses projets ministériels, ses conférences multilingues, et même ses poèmes d’écolier (1940-1943) écrits en français sous l’inspiration de Baudelaire, des romantiques et des parnassiens. Il a relaté sous des formes diverses son itinéraire journalistique et sa vie intellectuelle. Il est scandaleux de voir aujourd’hui paraître des articles à son sujet qui ne font aucun effort pour se reporter à ses écrits. Son activité de diplomate à l’ONU au service de la République libanaise (1977-1982), publique et secrète, a été sauvegardée et est disponible. Elle ne fait pas partie de son legs propre, mais de celui de l’Etat libanais ; elle  restitue à chaque acteur de cette époque cruciale son rôle véritable.
          Sa fidélité à la mémoire paternelle est à noter, consacrant au fondateur du Nahar un  ouvrage très attractif par ses astuces éditoriales et réimprimant en fac similé une année entière d’Al Ahrâr al mussawwara (1926). Sa déférence, il la témoigne aussi aux grands journalistes libanais et à leur tête le couple francophone ennemi, Michel Chiha et Georges Naccache,  éditorialistes de Le jour et de L’orient et partisans de 2 écoles différentes : l’écriture apostolique et le journalisme de combat. Grâce en grande partie à ses efforts, nous pouvons lire en fac similé La revue phénicienne (1919), Phénicia (1938-1939), Al Ma’rad (1921-1936) et nous avons failli lire Al Makchouf , mais le projet se révéla trop ambitieux. Son engagement dans le parti d’Antoun Saadé, dont il affirmait paradoxalement ne pas savoir s’il en était toujours membre, a donné lieu à une de ses plus belles conférences en 2004.
          Sa profonde urbanité beyrouthine, il l’a montrée en défendant le projet d’un Musée pour la ville, en cherchant à rénover et à développer le musée Sursock, en soutenant des livres sur le Cénacle libanais de Michel Asmar et Dar al Fann wa-l-adab de Jeanine Rubeiz. La restauration de la cathédrale Saint Georges du centre ville dans une splendeur probablement inconnue jusque là, la construction de la chapelle Nouriyyé relèvent tout autant de l’attachement à Beyrouth et que de la religiosité profonde de Ghassan Tuéni ancrée dans la grecque orthodoxie. El Bourj, Place de la liberté et Porte du levant que nous avons dirigé ensemble en 2000 et qui fit appel à de nombreux collaborateurs est un chant d’amour à une place où le vivre en commun et les échanges commerciaux et culturels n’ont cessé d’affronter les défis et de s’opposer aux formes d’oppression. Cinq années plus tard, les manifestations de la Place même, désormais scrutée  par l’immeuble du Nahar, mettaient fin à l’occupation syrienne et la mémoire s’appropria l’avenir, ou l’inverse. Nonobstant des faiblesses et les crimes.




          Nous n’avons évoqué sans doute qu’une infime partie de ce que nous devons au grand Tuéni et loin de nous l’idée qu’il fût seul dans ces combats ou qu’il faille occulter leur dimension collective. Reste à dire un mot de ce joyau de l’édition libanaise durant plus de 2 décennies (années 1986-2005), la collection PATRIMOINE conçue comme une Pléiade libanaise pour les poètes et auteurs francophones. Les Œuvres poétiques complètes suivies d’un volume de prose de Nadia Tuéni l’inaugurèrent, joignant l’élévation littéraire, la fidélité amoureuse, l’identité libanaise et la langue de Rimbaud. Dans un format élégant, des présentateurs de qualité s’associaient à des peintres pour souligner la beauté de l’œuvre et aider à la situer. D’autres écrivains suivirent, oubliés, inconnus, méconnus, introuvables : Fouad Gabriel Naffah, Evelyne Bustros, Chékri Ghanem, Fouad Abi Zeyd, Georges Schehadé dont Gallimard n’est toujours pas prêt de réunir la poésie et le théâtre. Il faut lire les lettres adressées par Laurice Schehadé, elle aussi publiée en 2 volumes délicieux, à Ghassan Tuéni pour apprécier pleinement le bonheur qu’amenaient aux auteurs encore vivants de telles publications. Poésie d’Emile Aboukheir clôtura la collection et ce magistrat bibliophile eut droit aux belles illustrations de ses éditions originales en tirage limité. Patrimoine répertorié ? Patrimoine réinventé ? On ne saurait, dans tous les cas, minimiser l’initiative fondatrice. Encore moins ignorer le renouvellement perpétuel : la seconde édition des Œuvres de Nadia en opuscules séparés (2001) est plus probante que la première et le livre d’Emile Aboukheir brille d’un feu somptueux.
          ===
          Ghassan Tuéni était un auteur parfaitement trilingue. Ses principaux combats furent livrés en arabe et c’est dans cette langue que sa pensée eut le plus grand impact. Mais je voudrais, en ce mois de la francophonie et à mes risques et périls, affirmer que la langue la plus proche de son cœur était le français, langue de ses premiers poèmes, de ses premières chroniques artistiques, des recueils de Nadia et des Fleurs du mal. Je crois qu’elle lui accordait, jusque dans l’écriture politique et historique, une relative distance apaisante dont le privaient le pragmatisme anglo-saxon et les nécessités du pugilat arabe. Wallahou a‘lam, disaient les chroniqueurs.       



[1] Nawaf Salam et moi même sont les coauteurs du livre.

Friday 3 March 2017

PALESTINE SECULAIRE ET ININTERROMPUE




Yajûr Copyright Bruno Fert


Bruno Fert, texte de Elias Sanbar: Les Absents, Le bec en l’air, novembre 2016. Bilingue français/anglais.
Les absents de Palestine sont-ils encore présents sur la terre de leurs ancêtres, de leurs parents, d'eux mêmes en tant que déplacés, réfugiés, propriétaires d'un legs culturel ? Voilà ce que les 40 superbes photos de Bruno Fert parviennent à montrer avec délicatesse et magnificence, comme si la pudeur peut seule affronter l'ampleur du crime commis et qui ne cesse de se perpétuer et de s'étendre, comme si la beauté des lieux montrés, de leur représentation est seule digne du sujet, de l'enjeu. La retenue est partout: dans la mise en pages, dans le corps typographique prêté aux noms des lieux face aux photos, dans la place donnée in fine aux textes, dans la couverture noire où les poinçonnages bleus sur la carte signent les positions embrassées parmi mille autres jamais totalement perdues... Elle l’est essentiellement dans la vérité des images guidées sans artifice, sans exagération, sans souci de pureté ou d’inquisition, mais l’œil nu, amoureux et scrutateur. 
Que les paysages soient désormais rendus à la nature comme à Sirîn ou à Dayr al-Shaykh,  que les édifices d'avant l'exode soient religieux, politiques ou sociétaux, délabrés ou dressant leur belle architecture, que les pierres soient blanches ou les végétations vertes et fleuries, qu'on soit proche de la modernité israélienne ou éloigné d'elle,  ou encore livré à ses vacanciers, déchets et bouteilles vides, que de nouveaux mariés s’infiltrent dans les ruines d’un château (Majdal Yâba) ou que des pierres tombales se trouvent bousculées…c’est toujours cette vie historique séculaire et ininterrompue qui parvient à respirer dans la lumière éclatante, brumeuse et nocturne de la terre de Palestine. Comme le note l’écrivain israélien Yehonathan Geffen cité par Elias Sanbar: « Cela fait un moment que je sens que cette maison ne m’appartient pas. Mais dernièrement, un autre sentiment est venu s’ajouter au premier, je sens que quelqu’un vivait dans cette maison avant que nous y venions. »  Loin d’être un album de nostalgie,  ce livre authentifie l’affirmation, la présence et l’espoir.


Pour être limité dans ses pages, le texte de Elias Sanbar va à l’essentiel tout en sauvegardant à son itinéraire la liberté de la randonnée sémiotique (rails, cimetières et fantômes). L’érudition ne se fait jamais lourde, la passion du territoire est toujours déférente, la remarque pointue. Les notes historiques sur les villages expulsés en 1948, succinctes et précises, jettent les lumières indispensables. Le gai, tragique et sensuel savoir se cueille aux sites saisis.    

UNE FRESQUE HILARANTE DE L’ADMINISTRATION JUDICIAIRE








Paul Audierne: Passage à travers le décor, Bada’e’, Beyrouth, 2016, 244pp.
          La naissance d’une maison d’édition à l’ère de la crise du livre est un acte de courage et de confiance. Il demande à être salué ainsi que son maître d’œuvre, notre ami Chibli Mallat dont le patronyme apparaît comme propriétaire d’un immeuble voisin de la colonne Vendôme dans le roman de Paul Audierne. L’auteur publié réitère-t-il une tradition des peintres de la Renaissance ? Foin des suppositions et appuyons le choix judicieux de l’éditeur.
          Le récit relate les 6 journées de 2 personnages, le narrateur Henri Heim et son ami Paul Crochet. Le choix des dates est perspicace puisqu’on va du mercredi, en pleine semaine de travail, au lundi « jour de la vérité » en passant par un week-end riche en péripéties. Le tout dans un Paris hivernal et mondialisé. Les 2 hommes sont liés depuis l’école primaire de Lyon et exercent des fonctions proches au ministère de la justice, le second administrateur civil, le premier attaché principal d’administration centrale (APAC donc, acronyme « entre ‘apache’ et ‘attaque’, ‘sorte de plancton’ nécessaire à ‘l’écosystème’ des administrateurs et magistrats). « Nous nous parlions sans parures ou peintures de guerre, même si Paul avait parfois la tentation de ressortir le petit sceptre d’énarque qu’il gardait dans la manche lorsque l’échange tournait à son désavantage ». Ils sont sous la garde des Sceaux dont la fonction s’est enrichie de la sauvegarde des libertés fondamentales et des droits de l’homme. Leurs tropismes les mènent à d’autres champs d’élection. Henri est peintre depuis sa fenêtre et vit avec son chat noir Blanchette, Paul est l’auteur de Jardins secrets, ouvrage publié à compte d’auteur et dont « l’érotisme floral avait le goût du navet. »
          Les réminiscences ne manquent jamais à notre lecture : nous sommes tantôt dans Rear Window de Hitchcock, tantôt dans l’Ulysse de Joyce, tantôt dans une œuvre  de Le Carré centrée sur une supercherie (avec un assassinat suicide), tantôt dans le fait divers et le vaudeville, tantôt dans un Céline féroce éreintant la vie quotidienne, tantôt dans un Tchékov juxtaposant banal et tragique,  …Mais surtout nous jouissons d’une veine rabelaisienne et nous sommes mis face aux Hommes de Justice de Honoré Daumier réinstallés au XXIème siècle. Non pas le monde des tribunaux et de l’avocature, mais celui des commissions aux noms et sigles barbares et ridicules (DGRHEEP pour la direction générale des ressources humaines, de l’efficience, de l’expertise et de la performance, OSTRAJUS (‘une sauce, un légume ?’), le progiciel Pénélope, la mission Artémis…) et qui brillent par leur inefficacité, leur logomachie, le temps et les énergies qu’elles font perdre. Elles fabriquent des « écureuils » qui « pédalent avec passion dans la roue », des dépressifs et servent aux ambitieux pour gravir l’échelle.
          Dans ces institutions, comme dans leur famille, nos héros sont « à double fond ». D’une part, le ‘décor’, la ‘scène, le ‘personnage de fiction’ ; d’autre part, la vérité, le prétendant à l’amour et à la création… «Mais ce monde clandestin ne communiquait pas avec la scène. Faute de pouvoir émerger…il demeurait à peine plus qu’un fantasme. » Pour être trop intellectuel, le titre couvre bien les aventures et mésaventures du livre : Passage à travers le décor.
          Audierne se donne à cœur joie au ludisme du verbe. Son vocabulaire est riche. Ses personnages ont des noms tordants : Lehardi, Pantalucci, Gegenberg, Karim Achouche, Blase, Derage-Gagnon…la mère libanaise du narrateur s’appelle Waha. Le jeu de mots est partout, les phrases bien martelées : « Le suicide [d’une fonctionnaire] redonnait à chacun un peu d’entrain, pour ne pas dire un peu de vie. » Les pages regorgent de réflexions sur divers sujets : le droit d’aînesse, le vaudeville, la pingrerie (« le spectacle de la pingrerie, surtout quand elle est honteuse, a quelque chose d’obscène… »), l’amour propre, l’amitié («seule l’amitié libère de soi- même, autant dire de tout »)…
          Mais outre la description hilarante de l’administration judiciaire, ce qui donne au roman son tonus et sa richesse, c’est la description de la vie parisienne et l’art consommé de construire des conversations. Nous ne cessons d’assister à des scènes rituelles (déjeuner à la cantine, vernissage…) et surtout nous sommes perpétuellement en train de traverser Paris en métro, en bus, à pied. Chaque moyen de locomotion est sujet à des descriptions où l’observation et le fantasme se mêlent, où la drôlerie, la méchanceté et la justesse font cause commune. Les conversations, leurs sous entendus, leur dit et leur non dit, leurs stratégies sont menés avec maestria.

          En dépit d’un intellectualisme omniprésent, quelques longueurs et l’étroitesse sociale du milieu décrit, l’ouvrage est libérateur et mérite le plus large lectorat.