Friday 3 March 2017

UNE FRESQUE HILARANTE DE L’ADMINISTRATION JUDICIAIRE








Paul Audierne: Passage à travers le décor, Bada’e’, Beyrouth, 2016, 244pp.
          La naissance d’une maison d’édition à l’ère de la crise du livre est un acte de courage et de confiance. Il demande à être salué ainsi que son maître d’œuvre, notre ami Chibli Mallat dont le patronyme apparaît comme propriétaire d’un immeuble voisin de la colonne Vendôme dans le roman de Paul Audierne. L’auteur publié réitère-t-il une tradition des peintres de la Renaissance ? Foin des suppositions et appuyons le choix judicieux de l’éditeur.
          Le récit relate les 6 journées de 2 personnages, le narrateur Henri Heim et son ami Paul Crochet. Le choix des dates est perspicace puisqu’on va du mercredi, en pleine semaine de travail, au lundi « jour de la vérité » en passant par un week-end riche en péripéties. Le tout dans un Paris hivernal et mondialisé. Les 2 hommes sont liés depuis l’école primaire de Lyon et exercent des fonctions proches au ministère de la justice, le second administrateur civil, le premier attaché principal d’administration centrale (APAC donc, acronyme « entre ‘apache’ et ‘attaque’, ‘sorte de plancton’ nécessaire à ‘l’écosystème’ des administrateurs et magistrats). « Nous nous parlions sans parures ou peintures de guerre, même si Paul avait parfois la tentation de ressortir le petit sceptre d’énarque qu’il gardait dans la manche lorsque l’échange tournait à son désavantage ». Ils sont sous la garde des Sceaux dont la fonction s’est enrichie de la sauvegarde des libertés fondamentales et des droits de l’homme. Leurs tropismes les mènent à d’autres champs d’élection. Henri est peintre depuis sa fenêtre et vit avec son chat noir Blanchette, Paul est l’auteur de Jardins secrets, ouvrage publié à compte d’auteur et dont « l’érotisme floral avait le goût du navet. »
          Les réminiscences ne manquent jamais à notre lecture : nous sommes tantôt dans Rear Window de Hitchcock, tantôt dans l’Ulysse de Joyce, tantôt dans une œuvre  de Le Carré centrée sur une supercherie (avec un assassinat suicide), tantôt dans le fait divers et le vaudeville, tantôt dans un Céline féroce éreintant la vie quotidienne, tantôt dans un Tchékov juxtaposant banal et tragique,  …Mais surtout nous jouissons d’une veine rabelaisienne et nous sommes mis face aux Hommes de Justice de Honoré Daumier réinstallés au XXIème siècle. Non pas le monde des tribunaux et de l’avocature, mais celui des commissions aux noms et sigles barbares et ridicules (DGRHEEP pour la direction générale des ressources humaines, de l’efficience, de l’expertise et de la performance, OSTRAJUS (‘une sauce, un légume ?’), le progiciel Pénélope, la mission Artémis…) et qui brillent par leur inefficacité, leur logomachie, le temps et les énergies qu’elles font perdre. Elles fabriquent des « écureuils » qui « pédalent avec passion dans la roue », des dépressifs et servent aux ambitieux pour gravir l’échelle.
          Dans ces institutions, comme dans leur famille, nos héros sont « à double fond ». D’une part, le ‘décor’, la ‘scène, le ‘personnage de fiction’ ; d’autre part, la vérité, le prétendant à l’amour et à la création… «Mais ce monde clandestin ne communiquait pas avec la scène. Faute de pouvoir émerger…il demeurait à peine plus qu’un fantasme. » Pour être trop intellectuel, le titre couvre bien les aventures et mésaventures du livre : Passage à travers le décor.
          Audierne se donne à cœur joie au ludisme du verbe. Son vocabulaire est riche. Ses personnages ont des noms tordants : Lehardi, Pantalucci, Gegenberg, Karim Achouche, Blase, Derage-Gagnon…la mère libanaise du narrateur s’appelle Waha. Le jeu de mots est partout, les phrases bien martelées : « Le suicide [d’une fonctionnaire] redonnait à chacun un peu d’entrain, pour ne pas dire un peu de vie. » Les pages regorgent de réflexions sur divers sujets : le droit d’aînesse, le vaudeville, la pingrerie (« le spectacle de la pingrerie, surtout quand elle est honteuse, a quelque chose d’obscène… »), l’amour propre, l’amitié («seule l’amitié libère de soi- même, autant dire de tout »)…
          Mais outre la description hilarante de l’administration judiciaire, ce qui donne au roman son tonus et sa richesse, c’est la description de la vie parisienne et l’art consommé de construire des conversations. Nous ne cessons d’assister à des scènes rituelles (déjeuner à la cantine, vernissage…) et surtout nous sommes perpétuellement en train de traverser Paris en métro, en bus, à pied. Chaque moyen de locomotion est sujet à des descriptions où l’observation et le fantasme se mêlent, où la drôlerie, la méchanceté et la justesse font cause commune. Les conversations, leurs sous entendus, leur dit et leur non dit, leurs stratégies sont menés avec maestria.

          En dépit d’un intellectualisme omniprésent, quelques longueurs et l’étroitesse sociale du milieu décrit, l’ouvrage est libérateur et mérite le plus large lectorat. 

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