Friday 2 June 2017

AUX SOURCES DE LA TRADUCTION POÉTIQUE






La "sentence orientale" de La Peau de chagrin due à Hammer-Purgstall

Quand passion et rigueur, beauté et vérité font  cause commune        
Pierre Larcher: Orientalisme savant Orientalisme littéraire, Sept essais sur leur connexion, Sindbad Actes sud, 2017, 238pp.
          Voltaire a-t-il lu Le Coran et s’est-il inspiré de quelques épisodes d’une de ses sourates, « La caverne » (al-kahf), pour le chapitre « L’hermite » de son conte philosophique Zadig (1748)? Non seulement nous avons droit, dans le texte de Pierre Larcher, à un répertoire historique des traductions du livre saint en langues consultables par Voltaire, à un état précis et comparé des textes en question, à la piste qui a pu servir de l’un à l’autre…Mais certains éléments mis à jour nous mènent plus loin que la source supposée vers une origine orientale dont la variante coranique n’est qu’une version. Et l’enquêteur de conclure : les histoires circulent librement et se jouent des frontières linguistiques, religieuses, spatiales, temporelles comme des limites du sacré et du profane.
          Cette investigation précède six autres, dont deux inédites. Elles sont classées selon l’ordre chronologique de leur objet. Où Goethe a-t-il puisé le « chant de la vengeance » du poète arabe antéislamique Ta’abbata Sharran qu’il a adapté en quatrains libres dans son Divan occidental-oriental (1827) ? Qui est cet Ernest Fouinet dont Victor Hugo dit qu’il a mis « une érudition d’orientaliste au service d’un talent de poète » et enrichi Les Orientales (1829) d’une précieuse petite anthologie de la poésie arabe archaïque ? Pourquoi la « sentence orientale » de La Peau de chagrin (1831) de Balzac est-elle en arabe alors qu’elle est présentée comme « sanscrite » ? Comment est-on passé du poète ‘Antara à la sîra (geste) de ‘Antar puis à la pièce de Chekri Ghanem (1910) ? Quel crédit donner aux « arabisations » - revendiquées par Aragon surtout en ce qui concerne les temps verbaux- de son écriture, de « Bouée » (1923), poème surréaliste de jeunesse, au Fou d’Elsa (1963)?
Pierre Larcher professeur de linguistique arabe à l’université d’Aix-Marseille,  et surtout l’inégalable passeur de la poésie arabe préislamique  en français, met ici en lumière quelques uns des fondements de ses interprétations sur les plans linguistique et stylistique. Posant des questions précises, en relation avec l’histoire littéraire mêlée à l’Orient et cherchant à y répondre, il déploie une telle érudition et fait montre d’une si ample minutie que l’intérêt de son ouvrage dépasse de loin les sujets abordés et touche aux fondements grammaticaux (la différence entre les systèmes verbaux sémitique et indo-européen…). On y trouve en filigrane l’esquisse d’une histoire de la pénétration de la poésie (et des récits) arabes en Europe et le récit d’un orientalisme à l’assaut de la littérature arabe.  De la collecte des données,  on est allé à la méthode historico-critique. Mais pour faire passer une poésie lointaine dans l’espace et le temps, il faut la « chaleur » d’un Goethe, la sympathie d’un Fouinet… Ce dernier tire profit de « l’étude longue, intelligente, approfondie  de la langue » produite par Silvestre de Sacy et note: « un poète ne peut être rendu que par la poésie, dans quelque langage que ce soit ». Antoine Galland (1646-1715) reste le prototype de ceux qui ont conjugué orientalisme savant et orientalisme littéraire, réunissant les Mille et une nuits et produisant une œuvre de belle qualité.




Larcher ne cesse de s’opposer à la vision que donne de l’orientalisme Edward Said et la juge essentialiste et lacunaire,  s’arrêtant à 2 siècles (19e-20e) et à 2 langues (le français et l’anglais), ignorant des travaux rédigés en latin  remontant à la Renaissance et la dimension européenne de la recherche où les Allemands sont en bonne place. Un Hammer-Purgstall (1774-1856), que Balzac a rencontré à Vienne, a traduit le persan Hafez, le turc Baki, Mutannabbî , Ghazali…Il n’est jamais mentionné par Said alors qu’il est une « interface »  entre les 2 orientalismes et qu’il l’est à l’échelle du continent.
          Dans le septième et dernier chapitre, et comme pour souligner une omission d’Edward Said, pourtant « musicologue reconnu », Larcher esquisse un tableau historique de la présence de l’orient sur la scène lyrique depuis Monteverdi. Après une période de références aux croisades et « croissantades », les « turqueries » s’installent. Suite aux défaites ottomanes (1529, 1571, 1683), les sultans ne font plus peur et le Turc peut faire rire. Les visites d’ambassadeurs sont assez rares pour donner prétexte à moquer les prétentions nobiliaires de la bourgeoisie. Dans L’Enlèvement au sérail (1782) de Mozart, non seulement le « sujet est turc », mais aussi le motif de la musique inspiré de celle des janissaires, avec instruments à percussion ; il est « récurrent de l’ouverture au finale et ‘rythme’ l’opéra.» Mais cette œuvre, à l’instar d’autres, révèle une autre facette de l’époque, la piraterie et la captivité d’Européens « en terre d’islam ». Par la suite, ou le livret authentiquement « oriental » n’accompagne pas une musique « orientalisante » (Abu Hassan, 1811, de Weber), ou les « arabismes » de l’un -marqués par « l’expérience maghrébine » française- répondent aux « arabesques » de l’autre (Mârouf, savetier du Caire (1914) d’H. Rabaud,  ou, comme dans Djamileh (1872) de Bizet se manifeste un « emploi discret de la gamme arabo-andalouse. » Enfin, Le Roi Roger (1926) de K. Szymanowski (1882-1937) a pour théâtre la Sicile médiévale imprégnée de grécité, de christianisme et d’islam ; le rayonnement de cet opéra complexe ne cesse de s’étendre et ses interprétations se succéder.

          On peut regretter certaines assertions de Pierre Larcher qui ne relèvent pas de son domaine propre : « Entre la Grande Syrie et le petit Liban, c’est une troisième voie qui fut choisie : celle du Grand-Liban, dont l’histoire ultérieure devait montrer que c’était la pire… » On peut rejeter sa roideur envers Aragon dont il ne « sait » pas « s’il fut ou non un grand poète »…Mais on ne peut qu’être ravi de l’avoir accompagné dans des enquêtes où il a su conjuguer l’orientalisme savant et l’orientalisme littéraire et montrer combien passion et rigueur, beauté et vérité sont à même de faire cause commune.