Thursday 5 October 2017

UNE TOILE D’ARAIGNÉE CAPTIVANTE ET ÉPANOUISSANTE







Dorian Astor (direction): Dictionnaire Nietzsche, Bouquins Robert Laffont, 2017, 992 pp.
« Il n’est aucun mot du langage employé par Nietzsche dont il ne se soit emparé pour lui conférer un sens singulier ou l’inscrire dans une constellation inédite »
          On ne se lasse pas de lire dans ce dictionnaire sérieux, à peine a-t-on terminé un article qu’une entrée, inattendue ou alléchante, vous accroche. Nietzsche y est certes pour l’essentiel, mais les approches, aussi enrichissantes que rigoureuses et bien conduites, sont là pour compléter vos connaissances ou les améliorer, pour corriger bien des idées reçues, pour approfondir une bonne part des questions, sinon toutes, et surtout pour déplier l’homme, le philosophe, l’écrivain… en ses multiples sinuosités ouvrant toujours sur lui et à partir de lui de généreuses perspectives. Disons le d’emblée : l’ouvrage a retenu les leçons du penseur et a réussi à les illustrer, les prolonger, les lui retourner.
          Ce dictionnaire de près de mille pages regroupe plus de quatre cents entrées rédigées par plus de trente auteurs « parmi les meilleurs spécialistes internationaux des études nietzschéennes », des Français surtout, mais aussi des Italiens, des Allemands, des Britanniques, des Brésiliens, des Canadiens…De style et d’horizons différents, aucun  ne semble manquer de ce que l’auteur d’Ecce Homo appelle « cet art du filigrane » et « ce doigté pour les nuances ». Les entrées sont diverses.  On y trouve tous les livres de Nietzsche restitués dans leurs contextes, comparés et pertinemment saisis. On n’ose nommer compléments, en raison de leur importance, les articles sur les Nachlass, fragments posthumes formés de carnets et feuilles éparses couvrant une période allant de l’enfance à l’effondrement mental (Janvier 1889) et non intégrés dans les précédents, journal intime et laboratoire d’une vie intellectuelle en fermentation permanente avec ses rythmes, ses rencontres, ses ruptures; ceux sur l’histoire éditoriale mouvementée des œuvres depuis celle de 1892-1913 « tronquée et falsifiée » par sa sœur Elisabeth Förster-Nietzsche, en particulier le volume intitulé La Volonté de puissance (1901),  jusqu’à celle qui se poursuit de Colli et Montinari (après leur disparition), enrichie de plus de 1500 pages de fragments inédits, et qui a résolu de façon définitive le problème de la compilation arbitraire et systématique 1conçue à partir d’un des innombrables plans esquissés par le philosophe, en replaçant les textes dans leur ordre chronologique et contextuel ; ceux sur sa Bibliothèque (20 000 pages annotées ou soulignées).  
          A coté des œuvres, on trouvera parmi les noms communs, les concepts nietzschéens majeurs (VP, Eternel retour, Nihilisme, Surhumain, Dernier homme,  Dieu est mort, Généalogie, Tragique, Valeur…),  ceux plus traditionnels de la philosophie (Concept, Causalité, Erreur, Liberté…)  de l’histoire et de la politique (Révolution française, libéralisme, socialisme), de la psychologie (Mémoire et oubli, Pulsion, Pudeur, Joie …),  des sciences, de l’esthétique (Musique, style, danse), du droit, de la vie quotidienne, des métaphores… « Il n’est aucun mot du langage employé par Nietzsche dont il ne se soit emparé pour lui conférer un sens singulier ou l’inscrire dans une constellation inédite », écrit Dorian Astor. Les noms propres regroupent de nombreuses catégories : les contemporains proches ou lointains, parents, amis ou adversaires ; les philosophes (des présocratiques à Hegel en passant par Spinoza, Leibnitz, Kant [a-t-il lu une de ses œuvres ?!], Emerson), législateurs religieux (Moïse, Paul de Tarse, Luther),  artistes (Tragiques grecs, Pindare, Bach, Mozart, Beethoven, Hölderlin, Stendhal, Baudelaire…), politiques (Frédéric II, Napoléon, Bismarck)… cela pour ne pas mentionner les figures, mythiques ou réelles, qui jouent un rôle capital et permanent dans sa pensée, positif ou négatif, ou se renversant et que Deleuze a appelés des « personnages conceptuels » :  Wagner, Schopenhauer, Socrate, Jésus, Voltaire, Goethe, Dionysos, Ariane, Carmen…Aux  précédents, le Dictionnaire a voulu adjoindre la postériorité de Nietzsche, ceux qui lui ont consacré les ouvrages les plus importants (Heidegger, Fink, Deleuze, Granier…), ceux dont l’œuvre dialogue peu ou prou, avec la sienne (Bergson, Psychanalyse, Lukács, Jaspers, W. Benjamin, Ecole de Francfort, Foucault, Derrida…) Cette séparation n’est évidemment pas hermétique : l’article Heidegger (signé F. de Salies) montre que ce dernier s’approprie Nietzsche avant d’affirmer avoir été « fichu en l’air » par lui : « Véritables frères ennemis de la philosophie, ils partagent un antiplatonisme et un athéisme féroces, sont tous deux critiques de cette modernité tout enorgueillie d’elle-même à laquelle ils entendent opposer une manière de penser autrement… »
          On trouve aussi, dans la catégorie des noms propres, des « lieux conceptuels » : Gênes, Turin, Sils-Maria, Nice, Bayreuth, Venise… Avec d’autres entrées comme Musique de Nietzsche, Poésie…ou celles consacrées à Lou, Paul Rée, Overbeck, Cosima…nous  approchons mieux l’intimité de l’individu et décryptons sensuellement son itinéraire intellectuel.
          Enumérer les précisions, révisions, liens,  nuances, qu’un lecteur familier de l’œuvre de Nietzsche tire de ce Dictionnaire  plaiderait déjà pour sa nécessaire et continuelle consultation. Son principal apport demeure ailleurs. Il est dans la fidélité à l’élaboration d’une « toile d’araignée », métaphore chère (avec le « labyrinthe »), pour caractériser  la connaissance chez Nietzsche.  Elle est capable tout à la fois de refuser « la volonté de système [qui] est un manque d’intégrité », et de retenir la rigueur, « la prudence, la patience, la finesse ». Abandonner la vérité pour l’interprétation, tout en défendant le perspectivisme contre le subjectivisme, le relativisme, la facilité, l’immoralisme brutal,  est une gageure rendue seulement possible par l’attachement à des principes philologiques et philosophiques. « Nietzsche ne prétend pas révéler ‘l’essence’ de la réalité, ni dévoiler la ‘vérité’ à son sujet…elle est la construction philologique d’une lecture -non pas la seule possible, mais peut-être la plus rigoureuse et la plus probe- dont la pertinence est soumise à un ensemble de contre-épreuves et de vérifications à mener. » (P. Wotling)

          Les parcours du Dictionnaire, intense et rigoureux, demeurent d’un indéniable entrain. La conception du philosophe « médecin de la culture », soucieux de favoriser l’épanouissement et l’intensification de la vie humaine, n’y est certainement pas étrangère.      

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